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Il est une autre œuvre de M. Massenet qu’on ne saurait oublier et que le théâtre devrait nous rendre : le Roi de Lahore. Le troisième acte à lui seul mériterait les honneurs du répertoire. Il se passe dans le paradis d’Indra, en plein exotisme musical. La marche céleste le ballet, surtout les variations de la mélodie indienne, petits bijoux d’harmonie, de contrepoint et d’instrumentation, tout cela donne bien l’idée de Champs-Elysées hindous. Soudain, un homme paraît : Alim, le roi de Lahore, assassiné par son rival. Il vient de la terre, où il a souffert, aimé, où il est mort, et aussitôt éclate un lamento déchirant. Tout l’orchestre gémit, sanglote, comme s’il pouvait à peine porter tant de douleur. C’est une trouvaille musicale et dramatique, cette brusque irruption de la misère mortelle au milieu des éternelles délices. Voilà encore l’alliance émouvante du sentiment humain et du sentiment de la nature.

La voici enfin chez un maître qui serait, s’il eût vécu, le premier de nos maîtres aujourd’hui, chez Bizet. Le pays de l’Arlésienne, c’est presque l’Orient encore. Bizet n’a fait qu’esquisser la Provence, mais quelle esquisse ! Au second acte, quand le rideau se lève sur l’étang de Valcarès, la scène est vide. Le soleil luit sur l’eau bleue et les cigales chantent. On entend de loin un petit chœur vocalisé. Le rvthme a beau être vif, les tambourins ont beau ronfler, cette musique est inquiète. Là-bas, derrière les oliviers, derrière les roseaux blonds, elle semble une plainte de la campagne entière. C’est qu’un enfant de la campagne souffre le martyre; il a le cœur saignant, et ses vingt ans se meurent d’amour. Voilà pourquoi la terre natale est triste. Le second acte du drame appartient à la colère, au désespoir, aux passions violentes. Mais quand vient le soir, quand les bergers, de leurs voix traînantes, ont rappelé leurs bêtes, le théâtre de nouveau reste vide. Le crépuscule tombe, et là-bas le petit chœur reprend. L’homme a fait silence, et la nature, impuissante à le sauver, ne sait que recommencer son murmure compatissant. Détails, dira-t-on, ces vingt mesures de chœur, cet appel des troupeaux, cette reprise à la chute du rideau. Oui, mais détails inestimables et qu’on ne pouvait oublier ici. Et puis, s’il est un nom par lequel on aime à finir, c’est celui de ce jeune mort. Il avait compris le sentiment de la nature comme les autres sentimens de l’âme. Hélas ! aux portes d’Arles, dans le cimetière abandonné des Alyscamps, on voit une pierre gisante avec cette inscription romaine : Jam matura placebat! Et quand le voyageur s’assied là-bas, parmi les romarins et les lavandes, il se demande avec mélancolie si ce n’est pas la Muse de Bizet, morte dans sa jeune maturité, qui dort sous le ciel de Provence, en pleine nature.


CAMILLE BELLAIGUE.