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fois. Elle sentira sur son jeune corps de vierge les haleines de la nuit, à son oreille chantera la brise, et des fleurs tomberont mollement sur ses cheveux. Nous ne trouverons plus dans Ève l’austère et religieux duo de la Création. Ici le premier couple humain ne songe guère à prier. M. Massenet interprète toujours la Bible ou l’Évangile avec quelque sensualité. De tous les livres saints, le Cantique des cantiques doit avoir ses préférences. On lui a reproché de mondaniser la religion ; de l’outrager, a même dit un prélat intransigeant. C’était beaucoup dire. Il n’y a ni sacrilège ni même irrévérence dans l’interprétation de M. Massenet ; il n’y a qu’un tour d’imagination que ne proscrivent pas les sujets choisis par l’artiste. Et puis, que voulez-vous, M. Massenet est un peu le fils de Gounod, le grand musicien d’amour. Il a la note tendre, voluptueuse. Mais cette note, discrètement atténuée, est-elle donc si fausse dans l’histoire du premier péché ?

La plus belle partie d’Ève, et la plus caractéristique, est la seconde : Ève dans la solitude (la Tentation). De cette longue scène se dégage l’impression d’une jeunesse universelle : jeunesse de la femme et jeunesse du monde. Deux grands accords de harpe, puis le silence à l’orchestre, et des voix sans accompagnement. Leur chant est doux, avec des harmonies enveloppantes. Aux oreilles d’Ève, elles chuchotent des mots mystérieux et des conseils de curiosité. Encore quelques envolées de harpes, et l’orchestre commence à murmurer. De mesure en mesure, le même dessin se répète sur des accords veloutés. Tout trahit chez Ève la profondeur et la plénitude du désir : Quels parfums, dit-elle, jusqu’à moi sont venus ? Et deux notes presque en dehors de la phrase musicale la prolongent comme un soupir : Le ciel est lumineux et la forêt superbe. Ici la mélodie s’élargit, l’horizon s’ouvre. D’un bout à l’autre, cet air est très beau. Il chante avec grandeur la veillée de la première femme appelant le premier baiser : il chante aussi le premier trouble de la nature, et nul reproche de sensualité ne saurait compromettre un aussi magnifique tableau de l’universelle attente d’amour.

La fin de la scène est belle encore. Ève se trouble de plus en plus. Les voix la pressent toujours davantage ; elle leur cède enfin. M. Massenet ici a atteint presqu’à la grandeur biblique, sans toutefois sortir du sentiment moderne. Le cri de la femme éperdue porte loin dans l’avenir. C’est avec cette violence que l’amour a dû saisir pour la première fois la mère de toute l’humanité.

Sentez-vous de plus en plus étroite, dans la musique pittoresque, l’union de la nature et de l’âme ? Sauf Mendelssohn et Félicien David, tous les musiciens, depuis Beethoven, ont fait et font encore du paysage subjectif.