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étroitement que possible les deux élémens : la nature et l’humanité.

Vous rappelez-vous le printemps des Saisons, ce printemps aimable, mais aimable seulement? En voici un tout autre, plus beau de toutes les beautés modernes : beauté des idées et beauté des formes. On sait le parti que Berlioz a tiré, pour décrire une matinée aux champs, de l’orchestre tel que lui-même l’avait fait : l’effet des sonorités et des harmonies nouvelles, la variété des timbres, la combinaison des motifs, le recours successif à la délicatesse d’un instrument ou d’un groupe d’instrumens isolé et à la puissance de tous les instrumens réunis.

Faust est seul. Une phrase, la phrase mère de toute la scène, est exposée par les altos. Très douce, très paisible, elle flotte sur la plaine endormie. Dès les premières paroles de Faust, on sent la mélancolie de l’homme au milieu de la nature. Et pourtant l’aube, on le sent aussi, est tiède et printanière. De l’orchestre montent des parfums et des trilles d’oiseaux. L’accompagnement semble fait du murmure des sources et du bruit des ailes. Avec de subites poussées qui gonflent le sein de la terre, la vie universelle palpite vaguement. Sur la phrase ondoyante s’enroulent des traits gracieux, pétillent des triolets de petite flûte, se posent des soupirs de cors. L’horizon se meut et s’illumine ; le soleil monte, la campagne embaume et fume, et l’homme s’enfonce en lui-même. Il est sombre, fatigué ; il assiste, vieux de cœur, sinon de visage, au rajeunissement de la création. S’il regarde des cieux la coupole infinie, vainement des torrens de lumière inondent son front. Rien ne peut le réjouir; il finit par se taire, tandis qu’autour de lui tout continue de chanter. D’autres hommes arrivent, simples paysans, qui nouent leur ronde là-bas, pour ne pas troubler le solitaire. Il les écoute de loin, il leur répond, et d’un mot attriste leur refrain. La belle phrase que celle de Faust : Ce sont des villageois au lever du matin! Comme elle est chargée d’ennui! Comme elle retombe pesamment! Sur toute cette nature, sur ce paysage lumineux, que d’ombre jette un homme! j’entends l’homme d’aujourd’hui, ou peut-être déjà l’homme d’hier, celui de Chateaubriand et de Byron, de Schumann et de Berlioz. L’inspiration d’un Haydn et celle-ci diffèrent comme l’extrême naïveté et l’extrême réflexion, comme deux manières opposées de comprendre la vie et l’art; toutes deux intéressantes et belles, parce qu’elles sont sincères toutes deux.

Le sommeil de Faust, non moins que sa veille, eût dérouté le bon Haydn. Il se fût demandé : «quoi pensent ces gens-là? Après la cave d’Auerbach, après le beau chœur des ivrognes, les chansons du rat et de la puce, Faust, dégoûté de l’orgie, cherche d’autres aventures et d’autres jouissances. Méphistophélès, avant de lui montrer Marguerite vivante, veut la lui montrer en songe ; et il la lui