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fois dans une Dissertation sur la nostalgie de Zwinger (Bâle, 1710) : il en signale un second noté par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique. Un autre écrivain, plus moderne, M. E. Van der Straeten (De la mélodie populaire dans le Guillaume Tell de Rossini), a curieusement recherché dans Guillaume les traces de ces deux ranz, et il nous les montre partout. Ainsi, l’appel des cors avant le chœur : On entend du haut des montagnes (1er acte), est une imitation directe, à découvert, du ranz de Zwinger. Les deux premières mesures de l’entrée de Mathilde, au second acte, ne sont que la même mélodie, précipitée, et, de plus, assombrie par le mode mineur. Au premier acte encore, avant l’appel de Melchtal : Pasteurs ! que vos accens s’unissent ! c’est toujours le motif du ranz qui éclate fortissimo. Quant au second ranz, celui de Rousseau, il se retrouve dans l’air de Mathilde : Sombres forêts ! sur les mots : désert triste et sauvage ; dans l’air d’Arnold, avec une autre ponctuation, sur les mots : secondez ma vaillance ; enfin, avec la ponctuation originaire, en triolets, dans l’apothéose finale, où l’humble ranz, devenu cantique, s’élève comme une hymne de joie et de liberté.

De ces deux ranz, celui de Zwinger et celui de Rousseau, la mélodie essentielle se compose de trois notes successives : tonique, tierce, quinte, reliées ou non par des notes de passage. Partant de cette observation, M. van der Straeten conclut à la présence du ranz dès qu’il rencontre ces trois notes : par exemple dans le motif instrumental (violoncelles) qui annonce l’entrée du canton d’Uri; dans le chœur suivant, sur ces paroles : Guillaume, tu le vois! enfin dans le cri trois fois répété : Aux armes! Pour l’ingénieux chercheur, le ranz des vaches finit par être le leitmotiv gigantesque, la formule unique et féconde de Guillaume tout entier. C’est trop dire, et c’est faire la part bien grande au calcul, bien petite au hasard du génie. Parmi les nombreux rapprochemens établis, il en est de forcés. Mais, en revanche, il en est de naturels, d’incontestables, et l’on peut en résumé conclure, comme l’auteur: « Rossini, après s’être imbibé de ranz, a laissé vaguer son inspiration, qui lui a fourni par centaines des variantes paraphrasées des thèmes suisses. Quelques-unes peuvent avoir été inconscientes en détail, quoique intentionnelles dans l’ensemble. »

Ce n’est point par un motif de ranz que commence l’admirable ouverture de Guillaume ; mais les vaches s’y tromperaient, tellement cette introduction est pastorale, tellement elle sent le pâturage, l’air sonore des hauteurs. Ici déjà, la nature l’emporte. Malgré sa verve et son éclat, l’allegro un peu équivoque de l’ouverture, appel à la liberté ou galop de cirque, n’approche pas de l’andante précédent, de ce paysage serein. Dans la solitude alpestre monte le chant des violoncelles; le ciel est de cristal, et la tempête à peine