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Arnold, Guillaume surtout, vivent d’une vie propre et personnelle; mais que serait Mathilde sans la romance : Sombres forêts ! Dans cette nuit, au sein des bois, la princesse n’est plus qu’un accessoire, un détail du tableau : une biche au milieu d’une clairière, un rossignol sous les branches.

La nature dans Guillaume Tell est tout autre que dans le Freischütz. En Suisse, pas de romantisme, pas de vallées maudites ni de revenans ; pas de superstitions ni de terreurs, pas de balles enchantées. Des gens bien sages, nullement sorciers; des pâtres, avec des arcs et des flèches bien honnêtes. Gounod ne dirait pas de Guillaume comme du Freischütz : C’est de la musique à ne pas traverser la nuit. Elle n’a rien d’effrayant, cette musique-là. Rossini n’a même pas, comme l’Allemand Schiller, entendu sous le lac bleu le chant de l’ondine. Ses lacs à lui n’ont d’autre mystère que leur profondeur et leur pureté. Cette honnêteté, cette santé de la nature est un des caractères de la Suisse, ce pays où les choses mêmes ont l’air robuste et bien portant. Le seul reproche qu’on puisse faire aux paysages suisses, c’est de n’être point assez intellectuels, de ne pas donner assez à penser, d’être sans souvenirs et sans légendes, moins suggestifs que ceux de la Grèce ou d’Italie. Mais nulle part la nature n’est physiquement plus grandiose ni plus belle. Nulle part la vie purement cosmique ne coule plus abondante et plus forte : sous l’herbe de prairies plus grasses, dans les rameaux d’arbres plus vigoureux, dans l’écume de torrens plus rapides.

La vie est la même dans l’œuvre rossinienne que dans la nature qui l’a inspirée : même grandeur, même abondance, lactea ubertas. Si la Suisse n’a jamais eu de peintre, si peut-être elle n’en doit jamais avoir, parce que les proportions de ses paysages sont trop vastes pour le champ de la vision pittoresque, elle a trouvé un musicien à sa taille, et cette fois la création de l’homme a égalé celle de Dieu.

En un sujet suisse, Rossini, préoccupé pour une fois de couleur locale, ne pouvait négliger un élément qui s’imposait : le ranz des vaches. Les ranz, plutôt, car ils sont nombreux et variés. Les vaches suisses n’ont point un seul hymne national, mais plusieurs chants cantonaux. Ce mot ranz vient sans doute du mot allemand Reihe, qui veut dire suite, file. Le ranz est la mélodie que sonnent les bergers pour faire rentrer leurs bêtes une à une; la Marseillaise des bestiaux, comme dit M. Labiche, ou plutôt leur Chant du départ. On trouve quelques détails sur le ranz dans un opuscule ancien et curieux[1]. L’auteur signale un ranz imprimé pour la première

  1. Recherches sur les ranz des vaches, par Tarenne (1813).