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ils vont pouvoir jeter les fondemens de leur cité céleste. La lutte mémorable qui s’était engagée en Italie entre Symmaque et saint Ambroise, à propos de l’autel de la Victoire, se continua longtemps en Afrique avec un acharnement terrible. Aussi n’est-il pas étonnant que les païens de ce pays, menacés dans toutes leurs fiertés et dans toutes leurs affections comme dans leur foi religieuse, aient appelé au secours de leurs dieux la civilisation antique tout entière. Ainsi s’explique l’usage qu’ils ont fait du nom d’Apulée. Cet écrivain fameux, enfant de la contrée, fortifié en Grèce et en Italie de toute la sève classique, à la fois poète, philosophe, médecin, naturaliste, orateur adoré du public, savant et romancier toujours populaire, réunissait en sa personne, avec un éclat incomparable, tout ce qui avait fait l’honneur et la joie de l’Afrique romaine. Il s’était montré en même temps un dévot fervent de toutes les religions menacées ; il avait été élu pontife du dieu Eschmoun-Esculape, dont le temple couronnait encore l’acropole de Byrsa: comme grand-prêtre de la province, il avait présidé à l’assemblée générale et à tous les cultes : il s’était rendu fameux par sa piété autant que par son talent. Maintenant que les chrétiens, pour gagner les foules, faisaient sonner haut les miracles de leur Christ et de leurs apôtres, il fallait frapper les imaginations par les mêmes moyens, opposer aux prodiges de Galilée d’autres prodiges plus éclatans, accomplis dans le pays même, sous les yeux des populations africaines. On se rappelait qu’Apulée, lui aussi, avait accompli bien des merveilles; ses contemporains avaient cru à sa puissance mystérieuse : il avait été accusé de magie; son discours, que tout le monde pouvait lire, en portait encore témoignage. Il était mort depuis deux siècles ; les traditions s’étaient grossies et précisées; personne ne doutait plus de ces miracles consacrés par le temps. Voilà comment les païens, de très bonne foi, furent amenés à opposer hardiment au dieu étranger des chrétiens le grand écrivain national.

C’était un adversaire dangereux pour les évêques africains. Apulée avait pour lui la foi naïve de la foule, non moins que l’engouement des lettrés. Il résumait avec une netteté singulière toutes ces gloires païennes dont on voulait dépeupler le monde. Au second siècle, quand Apulée emplissait le théâtre de Carthage de sa voix puissante et l’Afrique du bruit de son nom, les chrétiens du temps, Minutius Félix malgré ses élégances académiques, Tertullien malgré sa fougueuse originalité, passaient inaperçus le long des boulevards de Carthage ; leur renommée n’avait point franchi l’enceinte de la petite communauté. Mais au IVe et au Ve siècle, la situation respective était bien changée. Les chrétiens, soutenus par l’autorité