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caché au premier étage d’une maison ; on entendait dans la cour le vacarme des gens qui le cherchaient; le pauvre âne n’y tint pas et hasarda par une lucarne un coin de sa grosse tête ; son ombre tacha le mur ensoleillé; les soldats l’aperçurent et le tirèrent en bas le long d’une échelle; de là le proverbe: «Qui voit l’ombre, voit l’âne. » Mais aussi que de douces compensations ! Une fois, à Corinthe, le baudet, devenu célèbre, doit comparaître sur le théâtre et faire le galant avec une femme condamnée aux bêtes ; en attendant son tour, on l’a placé près de la porte, sur une pelouse; il a l’air de brouter, mais ses gros yeux écarquillés ne perdent pas une des péripéties de la représentation dramatique. Apulée est comme l’âne de son roman : il n’a jamais su maîtriser sa folle curiosité; il a dû à ce travers ses joies les plus vives et ses plus cruelles mésaventures.

Il a toujours été attiré par l’inconnu, par toutes les formes du mystère. De là son existence romanesque et ses tendances encyclopédiques. Dans ses études de philosophie, comme ailleurs, il a porté des préoccupations mystiques. « Apulée l’Africain, dit saint Augustin, a été, en grec et en latin, un illustre platonicien. » Ce qui le séduisait dans la doctrine des néo-platoniciens, c’étaient surtout les rêveries orientales dont les disciples avaient brodé l’œuvre du maître. Il ne met pas en doute un seul instant la réalité du démon de Socrate. Il croit à l’existence d’êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes; leur corps ressemble aux nuées. Parmi eux, il cite l’Amour, le Sommeil, les âmes des morts, celles mêmes des vivans. Chaque homme a son démon, arbitre de sa conduite, médiateur auprès des dieux ; l’ange gardien de Socrate ne se distingue des autres que par une science et une puissance plus grandes. Le néo-platonisme avait séduit Apulée, parce que c’était alors la plus mystique et la plus religieuse des philosophies.

Cet étrange philosophe se montrait en même temps sectateur fervent de tous les cultes, surtout des plus obscurs et des plus mystérieux. Comme prêtre d’Eschmoun-Ésculape, comme pontife suprême du temple de Rome et d’Auguste, il présidait à toutes les cérémonies saintes de Carthage et de la province. Un jour, dans un de ses discours publics d’OEa, il énuméra pompeusement tous les mystères de l’Orient auxquels il s’était fait initier: « En Grèce, disait-il, j’ai été admis dans presque toutes les sectes religieuses. Les prêtres m’en ont remis les différens lignes et symboles, que je conserve avec soin. Je ne dis là rien d’insolite ni d’extraordinaire; je fais appel seulement à ceux de mes auditeurs qui font partie de la confrérie de Bacchus. Ils savent quel objet ils gardent caché dans leur maison et vénèrent en silence loin de tout regard profane.