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ma curiosité ; je considérais chaque chose avec une sorte d’inquiétude. De tout ce que j’apercevais dans la ville, rien ne me paraissait être tel que mes yeux me le montraient. Il me semblait que, par la puissance infernale de certaines incantations, tout devait avoir été métamorphosé. Si je rencontrais une pierre, mon imagination y reconnaissait un homme pétrifié ; si j’entendais des oiseaux, c’étaient des hommes couverts de plumes; les arbres du boulevard, c’étaient des hommes chargés de feuilles ; les fontaines, en coulant, s’échappaient de quelque corps humain. Je croyais que les portraits et les statues allaient marcher, les murailles parler, les bœufs et les bêtes du même genre annoncer l’avenir ; du ciel même, de l’orbite enflammé du soleil, devait descendre quelque oracle. Cet ébahissement me rendait stupide, et ma curiosité devenait une véritable maladie. Sans pouvoir fixer ni arrêter mon esprit sur rien, j’allais, je venais de tous côtés. Avec l’air de nonchalance d’un mauvais sujet et la démarche d’un ivrogne, j’errais de porte en porte, quand tout à coup, sans le savoir, j’arrivai sur le marché aux comestibles. » C’est pour avoir regardé une sorcière par le trou de la serrure et touché à ses onguens que Lucius se voit tout à coup métamorphosé en âne. Mais son aventure ne l’a point guéri; personne ne devine un homme sous la peau tannée de l’âne, personne ne se méfie de lui ; et Lucius ouvre toutes grandes ses longues oreilles évasées pour recueillir avidement toutes les confidences. Quand il revient de la meule, harassé, meurtri de coups, il oublie ses misères et quitte son râtelier pour observer les esclaves marqués de lettres au front et leurs pieds serrés d’un anneau de forçat. S’instruire et voir du nouveau, telle était la consolation suprême du philosophe condamné à braire: « Aux tourmens de mon existence, je ne trouvais de consolation que dans ma curiosité naturelle ; comme on tenait peu de compte de ma présence, on parlait et on agissait devant moi en toute liberté. Ce n’est pas sans raison que le divin créateur de la poésie antique chez les Grecs, pour caractériser un homme d’une sagesse consommée, rapporte qu’en parcourant beaucoup de cités et en étudiant beaucoup de peuples, il avait acquis un mérite surnaturel. Moi-même, en effet, je conserve à ma personne d’âne un souvenir reconnaissant ; caché sous son enveloppe, éprouvé par des fortunes diverses, je lui ai dû, sinon plus de sagesse, au moins plus de connaissances. » Et le philosophe rend grâce à la servante maladroite qui, voulant lui donner les ailes d’un oiseau, lui a donné les quatre pattes d’un baudet ; sous ce déguisement, rien, dans un rayon étendu, ne pouvait échapper à ses larges oreilles. Pourtant, sa maudite curiosité lui avait joué plus d’un tour. Un jour, il était