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II.

Apulée gagna sa cause devant le proconsul et les gens instruits mais avec toute son éloquence et tout son esprit, il ne réussit pas dissiper les étranges préventions de la foule. Un curieux incident d’audience montre bien que le public ne se tenait point pour satisfait et gardait sa méfiance hostile. L’orateur venait de prouver que, fût-il le plus grand sorcier du monde, il n’avait aucun intérêt à séduire Pudentilla par des incantations. Et il ajoutait : « Il ne me suffit pas de me justifier amplement de tous les griefs que vous m’imputez ; je veux encore vous empêcher d’établir sur la base la plus fragile le plus léger soupçon de magie. Reconnaissez combien je me sens fort de mon innocence, et combien je méprise les attaques. Trouvez un seul motif, même des plus frivoles, qui ait pu me faire rechercher la main de Pudentilla pour un intérêt personnel quelconque; prouvez qu’il soit résulté pour moi de ce mariage le moindre bénéfice, et alors je consens à passer pour un Carinondas, un Damigéron, un Moïse, un Jannès. un Apollonius, un Dardanus, ou n’importe quel magicien connu depuis Zoroastre et Hostanès... » À ces mots éclatent dans le public des vociférations assourdissantes, qui couvrent la voix de l’orateur ; il a suffi de nommer les enchanteurs célèbres pour réveiller tous les soupçons populaires. Enfin les magistrats parviennent à rétablir l’ordre; et Apulée, tout déconfit, désespérant de convaincre la foule, se tourne vers le proconsul : « Voyez, je vous prie, Maximus, quel vacarme ils ont fait, parce que j’ai énuméré les noms de quelques magiciens. Comment procéder avec des gens aussi grossiers, aussi barbares? Dois-je répéter encore que ces noms et bien d’autres ont été tirés par moi des plus illustres auteurs dont les bibliothèques publiques renferment les ouvrages? Faut-il leur prouver qu’autre chose est de connaître des noms, autre chose de se livrer aux mêmes pratiques, et que des citations dues à un peu de mémoire et d’érudition ne sauraient être considérées comme l’aveu d’un crime? Ne vaut-il pas bien mieux, Claudius Maximus, m’en rapporter simplement à vos lumières, à votre science, et dédaigner de répondre à ces clameurs de gens grossiers et ignorans? Oui, c’est ce parti que j’adopte. Qu’ils pensent ce qu’ils voudront, je ne m’en soucierai. » Ainsi, malgré l’issue favorable du procès, le peuple s’obstina dans sa croyance; son imagination enveloppa toujours d’un voile mystérieux