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du diable. Les partisans d’Eschmoun et les apôtres du Christ se lancèrent mutuellement à la face le nom du romancier, les uns pour l’adorer, les autres pour le maudire.


I.

La première fois que nous entendons parler des prétendues opérations magiques d’Apulée, il demeure dans la ville d’OEa, maintenant Tripoli de Barbarie. Il y était arrivé en modeste équipage. La maladie l’avait empêché de poursuivre sa route vers l’Egypte. Au bout de quelques jours, il s’était trouvé établi, presque à son corps défendant, chez Pudentilla, mère de Pontianus, un de ses anciens camarades à l’université d’Athènes. L’amabilité de ses hôtes, la beauté du pays, les jolies terrasses de la maison, d’où la vue s’étendait au loin sur la pleine mer, le bon goût des gens d’OEa, qui applaudissaient ses discours et lui élevaient une statue, tout cela avait retardé de jour en jour le départ du voyageur. Trois ans après, il habitait encore la ville d’OEa et la maison de Pudentilla. Tout en donnant des conférences à la basilique, il s’était remis à ses études favorites de philosophie et d’histoire naturelle. Sa réputation se répandait dans toute la province, mais en même temps la curiosité maligne de la foule surveillait ses moindres actes. On ne pouvait se persuader que cet étranger, si beau, si savant, si éloquent, fût un homme comme les autres ; il venait de si loin, il avait si longtemps couru l’Orient, le pays des merveilles ! Il se vantait volontiers d’être initié aux mystères de toutes les religions; il parlait si souvent de sa dévotion qu’on le soupçonnait d’avoir des intelligences avec les puissances supérieures du ciel et de l’enfer. Il en était alors d’OEa comme d’Alexandrie : tous les cultes de l’Afrique et de l’Asie s’y confondaient dans un monstrueux panthéon. Rien ne semblait impossible à ces imaginations ardentes, nourries de merveilleuses légendes, curieuses de l’avenir, affolées de mysticisme. Et l’on se répétait tout bas, dans les carrefours d’OEa, qu’on avait surpris « le beau philosophe » au milieu de ses opérations magiques.

Les témoignages ne manquaient pas. Apulée avait un esclave instruit, nommé Thémison, qui l’aidait dans ses études et était chargé d’approvisionner le laboratoire. On voyait souvent rôder Thémison dans le marché ou sur le port ; il donnait commission aux pêcheurs de la ville; il faisait mettre en réserve les poissons d’une espèce rare ou inconnue, en prenait lui-même la description, achetait les monstres et, s’il était possible, les rapportait vivans à son