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une légende bizarre dont nous voulons étudier ici l’origine et le développement. Au IVe siècle de notre ère, l’imagination populaire avait bien métamorphosé le brillant orateur, le joyeux romancier. Les païens d’Afrique l’honoraient comme leur plus puissant thaumaturge ; les chrétiens le maudissaient comme un Antéchrist. Cette opinion était alors si bien accréditée que les grands évêques du temps, et à leur tête saint Augustin, ont sérieusement discuté la réalité des miracles d’Apulée, ont cherché à démontrer son imposture ou ses relations avec le diable. Comment avait pu naître cette singulière légende?

Du vivant même d’Apulée, son existence aventureuse, ses recherches mystérieuses dans son laboratoire, ses consultations médicales sur les maladies nerveuses, sa dévotion mystique, avaient déjà excité la curiosité méfiante des gens du peuple. D’un bout à l’autre de l’Afrique romaine avaient couru d’étranges rumeurs, habilement exploitées par les ennemis du philosophe. Enfin les soupçons flottans de la foule avaient pris corps dans un procès. Apulée avait eu gain de cause devant le proconsul, mais non devant la conscience populaire. Son plaidoyer même, où il discutait avec complaisance les opérations magiques qu’on lui avait attribuées, fournit un nouvel aliment à la crédulité publique : Qui s’excuse s’accuse, dit le proverbe. Mais tant que vivait Apulée, tant qu’on entendait au théâtre de Carthage sa vibrante éloquence et qu’on voyait passer sur les places sa bonhomie riante, la curiosité de la foule devait se contenter de vagues insinuations. Après la mort de l’orateur, la légende se précisa. On crut sérieusement au pouvoir magique d’Apulée ; partout, dans ses traités de philosophie et d’histoire naturelle comme dans ses poèmes et ses fantaisies littéraires, on chercha des preuves, et naturellement on en trouva. On identifia l’auteur des Métamorphoses et son héros. A vrai dire, le roman et la magie se mêlent si bien dans la vie et dans l’œuvre d’Apulée, qu’on s’explique la confusion : on prit au sérieux ses contes, et du romancier, qu’égayaient les histoires de magie, on fit un magicien. La légende une fois formée, chacun de l’interpréter à sa façon. C’était le temps des luttes religieuses en Afrique. Contemporain de Minutius Félix et de Tertullien, Apulée avait été élu pontife d’Esculape à Carthage et grand-prêtre de la religion nationale dans toute la province : il résumait en lui toutes les gloires et toutes les dévotions de l’Afrique païenne. Les défenseurs des vieilles divinités, les fidèles d’Eschmoun et de Tanit, ne doutèrent pas des miracles d’Apulée ; ils les opposèrent triomphalement à ceux du dieu crucifié. Les chrétiens attaquèrent en Apulée le plus populaire des païens d’Afrique ; ils nièrent ses miracles ou les attribuèrent à l’intervention