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et d’œuvres d’art, son goût spontané est ultra-classique. On s’en aperçoit à la façon dont il comprend l’histoire de France : des historiens d’État, « encouragés par la police, » en feront une sur commande; ils la conduiront « depuis la fin de Louis XIV jusqu’à l’an VIII, » et leur objet sera de montrer combien l’architecture nouvelle est supérieure à l’ancienne. « Il faut[1] faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales,.. les prétentions des parlemens, le défaut de règle et de ressort dans l’administration, cette France bigarrée, sans unité de lois et d’administration, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu’un seul Etat, en sorte qu’on respire en arrivant à l’époque où l’on a joui des bienfaits de l’unité des lois, d’administration et de territoire. » Effectivement, il respire; dans ce passage du premier au second spectacle, il y a pour lui un vif plaisir de l’esprit : ses yeux, offensés par le désordre gothique, se reposent, avec soulagement et complaisance, sur la majestueuse simplicité de l’ordonnance classique ; il a les yeux d’un architecte latin élevé à l’École de Rome. — Cela est si vrai qu’en dehors de ce style, il n’en admet pas d’autre, que les sociétés de type différent lui semblent absurdes, qu’il méconnaît leur convenance locale et leur raison d’être historique, qu’il ne se rend pas compte de leur solidité, qu’il va se briser contre l’Espagne et contre la Russie, qu’il ne comprend rien à l’Angleterre[2]. — Cela est si vrai que, partout où il met la main, il applique sa forme sociale, qu’il impose aux pays annexés et aux états vassaux le même cadre uniforme[3], sa hiérarchie administrative,

  1. Correspondance, note pour M. Crefet, ministre de l’intérieur, 12 avril 1808.
  2. Metternich, Mémoires, I, 107. (Conversation avec Napoléon, 1810) : « Je fus surpris de trouver, chez cet homme si merveilleusement doué, des idées complètement fausses sur l’Angleterre, sur ses forces vitales et sur sa marche intellectuelle. Il n’admettait pas les opinions contraires aux siennes et cherchait à les expliquer par des préjugés qu’il condamnait. » — Cf. Forsyth, History of the captivity of Napoleon at Saint-Helena, III, 306. (Faux calculs de Napoléon à Sainte-Hélène fondés sur son ignorance du mécanisme parlementaire chez les Anglais) et Stanislas Girardin, III, 296. (Paroles du premier consul, 24 floréal, an XI, citées plus haut.)
  3. Cf, entre autres documens, sa lettre à Jérôme, roi de Westphalie, 15 octobre 1807, et la constitution qu’il donne au royaume de Westphalie en date du même jour, notamment les titres 4 à 12. — « Le bonheur de vos peuples m’importe, non-seulement par l’influence qu’il peut avoir sur votre gloire et la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de l’Europe. » Il faut « que les individus qui ne sont point nobles et qui ont des talens aient un droit égal à votre considération et aux emplois... que toute espèce de servage et de liens intermédiaires entre le souverain et la dernière classe du peuple sont abolie. Les bienfaits du code Napoléon, la publicité des procédures, l’établissement des jurys, seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie. » — Son objet principal est la suppression de la féodalité, c’est-à-dire des grandes familles et des vieilles autorités historiques; pour cela, il compte surtout sur son code civil : « Voilà le grand avantage du code;.. c’est ce qui m’a fait prêcher un code civil et m’a décidé à l’établir. » (Lettre à Joseph, roi de Naples, 5 juin 1806.) — « Le code Napoléon est adopté dans toute l’Italie; Florence l’a; Rome l’aura bientôt. » (Lettre à Joachim, roi des Deux-Siciles, 27 novembre 1808.) — « Mon intention est que les villes hanséatiques adoptent le code Napoléon, et qu’à compter du 1er janvier, ces villes soient régies par ce code.» — Dantzig de même. — « Faire des insinuations légères et non écrites auprès du roi de Bavière, du prince-primat, des grands-ducs de Hesse-Darmstadt et de Bade, pour que le code civil soit adopté dans leurs états, en supprimant toutes les coutumes et en se bornant au seul code Napoléon.» (Lettre à M. de Champagny, 31 octobre 1807): — «Les Romains donnaient leurs lois à leurs alliés; pourquoi la France ne ferait-elle pas adopter les siennes en Hollande?.. Il est nécessaire également que vous adoptiez le système monétaire français. » (Lettre à Louis, roi de Hollande, 13 novembre 1807.) — Aux Espagnols : « Vos neveux me béniront comme leur régénérateur. » (Allocution à Madrid, 9 décembre 1808) : « L’Espagne doit être française; il faut que le pays soit français, que le gouvernement soit français. » (Rœderer, III. 536,529, Paroles de Napoléon, 11 février 1809.) — Bref, à l’exemple de Rome, qui avait latinisé tout le pourtour de la Méditerranée, il voulait franciser toute l’Europe occidentale ; c’était, dit-il, afin « d’établir, de consacrer enfin l’empire de la raison et le plein exercice, l’entière jouissance de toutes les facultés humaines. » (Mémorial.)