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publique, y compris les cultes, d’abord les cultes païens, ensuite, après Constantin, le culte chrétien; tous ces services classés, étages, coordonnés, soigneusement définis de manière à ne pas empiéter l’un sur l’autre, soigneusement reliés de manière à se compléter l’un par l’autre ; une immense hiérarchie de fonctionnaires mobiles, appliquée d’en haut sur 180,000 lieues carrées ; trente peuples de race et langue différentes, Syriens, Égyptiens, Numides, Espagnols, Gaulois, Bretons, Germains, Grecs, Italiens, soumis au même régime uniforme; le territoire découpé comme un damier, par les procédés de l’arithmétique et de la géométrie, en cent ou cent vingt petites provinces ; les anciennes nations ou états démembrés et dépecés de parti-pris, afin de briser à perpétuité les groupes naturels, spontanés et viables ; un cadastre minutieux, vérifié et renouvelé tous les quinze ans, pour répartir correctement l’impôt foncier ; une langue officielle et universelle; un culte d’état, bientôt une église et une orthodoxie d’état; un code systématique, complet et précis, excellent pour régir la vie privée, sorte de géométrie morale, où les théorèmes, rigoureusement enchaînés, viennent se suspendre aux définitions et aux axiomes de la justice abstraite ; une échelle de grades superposés, que chacun peut gravir depuis le premier échelon jusqu’au dernier ; des titres de noblesse de plus en plus hauts, attachés aux fonctions de plus en plus hautes; des spectabiles, illustres, clarissimi, perfectissimi, analogues aux barons, comtes, ducs et princes de Napoléon ; un tableau d’avancement où l’on a vu et où l’on voit de simples soldats, des paysans, un berger, un barbare, un fils de colon, un petit-fils d’esclave, s’élever par degrés aux premières dignités, devenir patrice, comte, duc, maître de la cavalerie, césar, auguste, et revêtir la pourpre impériale, trôner dans les splendeurs du décor le plus somptueux et, parmi les prosternemens du cérémonial le plus étudié, être, de son vivant, appelé dieu, et, après sa mort, adoré comme un dieu, être dieu tout à fait, mort ou vif, sur la terre[1].

Un édifice si colossal, si concerté, si mathématique, ne pouvait pas périr en entier : ses blocs étaient trop massifs, trop bien équarris, trop exactement appareillés ; et d’ailleurs le marteau des démolisseurs n’atteignait pas ses substructions profondes. — Celui-ci, par sa taille et sa structure, par son histoire et sa durée, ressemble aux édifices de pierre que le même peuple, à la même

  1. Lire la Notitia dignitatum tam civilium quam militarium in partibus orientis et occidentis. C’est l’almanach impérial pour le commencement du Ve siècle; onze ministères au centre, chacun avec ses bureaux, ses divisions, ses subdivisions et ses escouades de fonctionnaires superposés.