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une suture visible et même grossière, par des communications incomplètes et bizarres : à travers leur dépendance actuelle, les vestiges de leur ancienne indépendance sont encore apparens. Chacune d’elles pose toujours sur ses fondemens primitifs et propres ; ses grandes lignes subsistent ; souvent son gros œuvre est presque intact. A la veille de 1789, en France, on la reconnaît aisément pour ce qu’elle fut jadis : par exemple, il est clair que le Languedoc et la Bretagne ont été jadis des états souverains, Strasbourg une ville souveraine, l’évêque de Mende et l’abbesse de Remiremont des princes souverains[1] ; tout seigneur, laïque ou ecclésiastique, l’a été dans son domaine, et il y possède encore quelques lambeaux de la puissance publique. Bref, on aperçoit des milliers d’états dans l’état, englobés, mais non assimilés, chacun avec son statut, ses coutumes légales, son droit civil, ses poids et mesures, plusieurs avec des privilèges et immunités particulières, quelques-uns avec leur juridiction et leur administration propres, avec leurs impôts et leurs douanes, comme autant de forteresses plus ou moins démantelées, mais dont les vieux murs féodaux, municipaux ou provinciaux se dressent encore, hauts et épais, sur le sol compris dans l’enceinte nationale.

Rien de plus irrégulier que l’ensemble ainsi formé : à vrai dire, ce n’est pas un ensemble, mais un amas. Aucun plan, bon ou mauvais, n’a été suivi ; l’architecture est de dix styles différens et de dix époques différentes. Celle des diocèses est romaine et du IVe siècle; celle des seigneuries est gothique et du ixe siècle; telle bâtisse date des Capétiens, telle autre des Valois, et chacune d’elles porte le caractère de sa date. C’est que chacune d’elles a été construite pour elle-même et sans égard au reste, adaptée à un service urgent, selon les exigences ou les convenances du lieu, de l’époque et des circonstances ; ensuite, les circonstances ayant changé, elle a dû s’approprier à d’autres services, et cela incessamment, de siècle en siècle, sous Philippe le Bel, sous Louis XI, sous François Ier, sous Richelieu, sous Louis XIV, par un remaniement continu qui n’a jamais été une destruction totale, par une série de démolitions partielles et de reconstructions partielles, de façon à se maintenir en se transformant, à concilier, tant bien que mal, les besoins nouveaux et les habitudes prises, à raccorder l’œuvre de la génération vivante avec l’œuvre des générations précédentes. — Elle-même, la seigneurie centrale, n’est qu’un donjon du Xe siècle, une tour militaire dont l’enclos s’est étendu jusqu’à envelopper tout le territoire,

  1. L’Ancien régime, livre Ier, chap. 2, la Structure de la société, notamment p. 25 et 26.