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prédécesseurs de la Convention, mais homme d’état, perspicace et habitué à se servir de ses yeux. Il perçoit les choses directement, en elles-mêmes; il ne se les figure pas, à travers des formules de livre ou des phrases de club, au moyen d’un raisonnement verbal, avec les suppositions gratuites de l’optimisme humanitaire, ou avec les préventions dogmatiques de l’imbécillité jacobine. Il voit l’homme tel qu’il est, non pas l’homme en soi, le citoyen abstrait, la marionnette philosophique du Contrat social, mais l’individu réel, total et vivant, avec ses instincts profonds, avec ses besoins tenaces, qui, sous la tolérance ou l’intolérance de la législation, subsistent quand même, opèrent infailliblement, et desquels le législateur doit tenir compte, s’il veut en tirer parti. — A cet individu. Européen civilisé et Français moderne, constitué comme il l’est par plusieurs siècles de police passable, de droits respectés et de propriété héréditaire, il faut un domaine privé, un enclos, grand ou petit, qui soit son enclos propre et réservé, dont la puissance publique s’interdise l’accès, et devant lequel elle monte la garde pour empêcher les autres particuliers d’y rentrer. Sinon, sa condition lui semble intolérable : il n’a plus de cœur pour s’évertuer, s’ingénier, entreprendre. Prenons garde de casser ou détendre en lui ce puissant et précieux ressort d’action ; qu’il continue à travailler, à produire, à économiser, ne fût-ce que pour être en état de payer l’impôt ; qu’il continue à se marier, à enfanter, à élever ses fils, ne fût-ce que pour fournir à la conscription. Tranquillisons-le à l’endroit de son enclos[1]; qu’il en ait la pleine propriété et la jouissance exclusive;

  1. Honoré Pérouse, Ibid. 274. (Paroles de Napoléon au conseil d’état, à propos de la loi sur les mines): « Moi-même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m’emparer d’un champ; car violer le droit de propriété dans un seul, c’est le violer dans tous. Le secret est donc de faire des mines de véritables propriétés, et de les rendre par là sacrées, dans le droit et dans le fait. » — Ibid., 279: « Qu’est-ce que le droit de propriété? C’est non-seulement le droit d’user, mais encore le droit d’abuser... On doit toujours avoir présent à l’esprit l’avantage de la propriété. Ce qui défend le mieux le droit du propriétaire, c’est l’intérêt individuel : on peut s’en rapporter à son activité... La législation doit être toujours en faveur du propriétaire... Il faut lui laisser une grande liberté, parce que tout ce qui gêne l’usage de la propriété déplaît aux citoyens... C’est un grand défaut dans un gourernement que de vouloir être trop père; à force de sollicitude, il ruine et la liberté et la propriété... » — « Si le gouvernement fixe la manière dont chacun exploitera, il n’y a plus de propriété. » — Ibid., 284. (Lettres du 21 août et du 7 septembre 1809 sur l’expropriation par autorité publique) : « Il est indispensable que les tribunaux puissent informer, empêcher l’expropriation, et enfin recueillir les plaintes et garantir les droits des propriétaires contre les entreprises de nos préfets, des conseils de préfecture et autres de nos agens, quels qu’ils soient... L’expropriation est un acte judiciaire... Je ne conçois pas comment il peut y avoir des propriétaires en France, si on peut être privé de son champ par une simple décision administrative. » — Sur la propriété des mines, sur le cadastre, sur l’expropriation et sur la quotité disponible par testament, Napoléon était plus libéral que ses légistes. — Mme de Staël, Dix années d’exil, chap. XVIII. (Paroles du premier consul au tribun Gallois) : « La liberté, c’est un bon code civil, et les nations modernes ne se soucient que de la propriété. » — Correspondance, lettre à Fouché, 15 janvier 1805. (Cette lettre résume très bien son programme de gouvernement.) « En France, tout ce qui n’est pas défendu est permis, et rien ne peut être défendu que par les lois, par les tribunaux, ou par des mesures de haute police, lorsqu’il s’agit des mœurs et de l’ordre public. »