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que les pratiques et les théories de la monarchie et de la révolution avaient préparée, et vers laquelle le concours final des événemens, je veux dire « l’alliance de la philosophie et du sabre, » conduisait les mains souveraines du premier consul.

Aussi bien, avec le caractère qu’on lui connaît, avec la promptitude, l’activité, la portée, l’universalité et la forme de son intelligence, il ne pouvait vouloir une œuvre différente, ni se réduire à une œuvre moindre. Son besoin de gouverner et d’administrer était trop grand ; sa capacité pour gouverner et administrer était trop grande : il avait le génie absorbant. — D’ailleurs, pour la tâche extérieure qu’il entreprenait, il lui fallait à l’intérieur, non-seulement la possession incontestée de tous les pouvoirs exécutifs et législatifs, non-seulement la parfaite obéissance de toutes les autorités légales, mais encore l’anéantissement de toute autorité morale autre que la sienne, c’est-à-dire le silence de l’opinion publique et l’isolement de chaque individu partant l’abolition préventive et systématique de toute initiative religieuse, ecclésiastique, pédagogique, charitable, littéraire, départementale, communale, qui, dans le présent ou dans l’avenir, eût pu grouper des hommes contre lui ou à côté de lui. En bon général, il assure ses derrières : aux prises avec l’Europe, il s’arrange pour que, dans la France qu’il traîne après lui, les âmes ou les esprits réfractaires ne puissent jamais faire un peloton. En conséquence, et par précaution, il leur supprime d’avance tout centre éventuel de ralliement et d’entente. Dorénavant, tout fil qui peut remuer et tirer vers le même but plusieurs hommes ensemble aboutit à lui ; tous ces fils réunis, il les garde et les serre dans sa main fermée, avec un soin jaloux, pour les tendre avec une raideur extrême. Que nul n’essaie de les relâcher; surtout que nul ne songe à s’en emparer: ils sont à lui, à lui seul, et composent le domaine public, son domaine.

Mais, à côté de son domaine, il en reconnaît un autre distinct, et, à l’engloutissement total de toutes les volontés dans sa volonté, lui-même il assigne un terme : dans son propre intérêt bien entendu, il n’admet pas que la puissance publique, au moins pour l’ordre civil et la pratique usuelle, soit illimitée, ni surtout arbitraire[1]. — C’est qu’il n’est pas utopiste et théoricien, comme ses

  1. Napoléon Ier et ses lois civiles, par Honoré Pérouse, 280 : « j’ai longtemps calculé et veillé pour parvenir à rétablir l’édifice social. Aujourd’hui, je suis obligé de veiller pour maintenir la liberté publique. Je n’entends pas que les Français deviennent des serfs... » — « Les préfets abusent, en étendant leur autorité... » — « Le repos et la liberté des citoyens ne doivent pas dépendre de l’exagération ou de l’arbitraire d’un simple administrateur... » — «Veillez à ce que l’autorité se fasse sentir le moins possible et ne pèse pas inutilement sur les peuples. » (Lettres du 15 janvier 1806, du 6 mars 1807, du 12 janvier 1809 à Fouché, du 6 mars 1807 à Regnault.) — Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, p. 178. — (Paroles du premier consul au conseil d’état) : « La vraie liberté civile dépend de la sûreté de la propriété. Il n’y en a point dans un pays où l’on peut changer chaque année la cote du contribuable. Celui qui a 3,003 francs de rente ne sait pas combien il lui en restera l’année suivante pour subsister; on peut absorber tout son revenu par la contribution... Un simple commis peut, d’un seul trait de plume, vous surcharger de plusieurs mille francs... On n’a jamais rien fait en France pour la propriété. Celui qui fera une bonne loi sur le cadastre méritera une statue. »