Ainsi privés ou détournés de leur emploi, les corps étaient devenus méconnaissables sous la croûte d’abus qui les défigurait ; personne, sauf un Montesquieu, ne comprenait leur raison d’être; aux approches de la révolution, ils semblaient, non des organes, mais des excroissances, des difformités, et, pour ainsi dire, des monstres vieillots. On n’apercevait plus leurs racines historiques et naturelles, leurs germes profonds, encore vivans et indéfiniment vivaces, leur nécessité sociale, leur utilité foncière, leur usage possible. On ne semait que leur incommodité présente ; on souffrait de leurs frottemens et de leur poids ; on était choqué de leur incohérence et de leurs disparates; on imputait à leur essence les inconvéniens de leur dégénérescence; on les jugeait malsains par nature, et on les condamnait en principe, au nom des déviations et des arrêts que la puissance publique avait imposés à leur développement.
Subitement, la puissance publique, qui avait fait le mal par son ingérence, avait prétendu remédier au mal par une ingérence plus grande : de nouveau, en 1789, elle était intervenue auprès des corps, non pour les réformer, non pour leur restituer à chacun son emploi, non pour les circonscrire chacun dans ses limites, mais pour les détruire à fond. Par une amputation radicale, universelle, extraordinaire et telle que l’histoire n’en mentionne pas d’égale, avec une témérité de théoricien et une brutalité de carabin, le législateur les avait extirpés, autant qu’il l’avait pu, tous, jusqu’au dernier, y compris la famille, et son acharnement les avait poursuivis, par-delà le présent, jusque dans l’avenir. A l’abolition légale et à la confiscation totale, il avait ajouté contre eux l’hostilité systématique de ses lois préventives et l’obstacle interposé de ses constructions neuves ; pendant trois législatures successives[1], il s’était prémuni contre leur renaissance future, contre l’instinct et le besoin permanens qui pouvaient ressusciter un jour des familles stables, des provinces distinctes, une église orthodoxe, des sociétés d’arts et de métiers, de finance, de charité et d’éducation, contre tout groupe spontané et organisé, contre toute entreprise collective, locale ou spéciale. A leur place, il avait installé des corps factices, une église sans fidèles, des écoles sans élèves, des hôpitaux sans revenus, une hiérarchie géométrique de pouvoirs improvisés à la commune, au district, au département, tous mal constitués, mal recrutés, mal ajustés, déconcertés d’avance, surchargés de fonctions politiques, aussi incapables de leur office propre que de leur
- ↑ La Révolution, I, 211 et suivantes; — II, 124, 151. — II. Livre II, chap. I, notamment 106 et suivantes.