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vendre, et, traversant l’Europe, vient se réfugier auprès de son unique ami, comment veut-on qu’il ne lui ouvre pas les bras ? Une occasion s’offre au bâtard de réparer envers une abandonnée le tort qu’un inconnu a fait à sa mère ; et quelle occasion ! n’est-ce pas une tentation, qu’il faut dire ? Toutes ses promesses de beauté, Iza les a tenues royalement ; c’est la fiancée à qui la bienvenue est souhaitée dans le Cantique des cantiques : « Te voilà belle, ma grande amie, te voilà belle,.. ma sœur, mon épouse ! »

Noces merveilleuses de la Force vierge et de la Beauté ! c’est le triomphe de l’Amour. Pierre Clemenceau, qui s’en étonnerait ? s’exalte et s’enivre en cette fête de ses sens, de son cœur et de son esprit. Il s’est réservé pour cette union, il s’y met tout entier ; il y cherche et d’abord il y trouve tout ce que réclament sa chair, son âme, son génie ; l’ayant conquis honnêtement, il en jouit sans scrupule, sans inquiétude. Il possède à la fois le Réel, le Bien, le Beau: la maîtresse, la femme, l’inspiration en une seule personne. La nature, la morale, l’esthétique, ces différentes souveraines, il satisfait à leurs exigences, il obéit en même temps à toutes les trois avec tant d’aisance et de bonheur qu’il les confond et ne croit obéir qu’à une seule. Aussi bien, il n’a jamais compris que, dans la société moderne, l’appétit, le sentiment, l’imagination, pussent avoir chacun sa pâture à part. Supposez Adam artiste : mis en possession d’Ève, ira-t-il ménager son amour ? S’avisera-i-il que sa femme ne doit être ni sa maîtresse ni son modèle ? Commandera-t-il à ses désirs ? Fera-t-il un voyage de découverte hors du Paradis terrestre, à la recherche d’une autre créature qui « pose l’ensemble ? » Non, évidemment, il n’en aura pas l’idée. Pierre Clemenceau est cet Adam, puisqu’une seule femme existe pour lui sur la terre, et puisque la terre, par la présence de cette femme, est son Paradis. Mais, hélas ! depuis Ève, qui n’a déjà pas trop bien tourné, le mal est inné à toutes les femmes, et particulièrement à quelques-unes. Celle-ci a reçu de la mère que l’on connaît et d’un père libertin des germes redoutables : le malheureux Pierre les fait éclore et les développe à la chaleur de son amour. Par son idolâtrie, l’imprudent l’habitue à se considérer elle-même comme une déesse à qui tout hommage était dû, de qui tout caprice est légitime : il la prépare à l’ingratitude et au désordre. Par ses caresses, il cultive sa sensualité : d’autres, bientôt, en cueilleront les fleurs les plus rares. Par son indiscrétion d’artiste, il forme son impudeur: nue, elle a posé devant lui ; nue, elle se dresse en effigie sous la lumière brutale des expositions, dans les vitrines des boutiques ; nue, elle permettra aux amateurs de vérifier si l’enseigne trompe sur la marchandise.

Comment un mari déprave honnêtement sa femme, ce n’est pas le moins curieux chapitre de cette confession. Cependant une grossesse