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dans son modèle; et c’est celui-ci, cet exemplaire vivant de l’humanité, qui nous force d’écouter sa confession. Il déroule sincèrement tout le tissu de sa vie morale, la trame de son caractère et l’éclatante et, à la fin, effroyable broderie de sa passion; et, à mesure qu’en paraît le relief, il fait voir quelle pernicieuse ouvrière y a aidé. Il l’évoque, cette créature, il l’anime, et avec elle, parmi d’autres personnages, l’étrange femme dont elle est sortie. Pierre Clemenceau, meurtrier, remonte à sa propre enfance, il part de là; et, selon la connaissance qu’il acquiert peu à peu de lui-même et des autres, juste par ces degrés, il nous dénonce la nature surprise dans son âme, et dans l’âme qui est née pour la perdition de la sienne, et, entre temps, au moins dans une troisième : ah ! la simple et admirable hallucination qu’il se donne et qu’il nous fait partager !

« l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » À cette parole qui rabat tristement nos ambitions les plus pures, joignez celle-ci, un peu plus moderne : « Une belle femme est le paradis des yeux, l’enfer de l’âme, » et cette autre, beaucoup plus ancienne : « Il vaut mieux demeurer avec un lion et avec un dragon que d’habiter avec une méchante femme, » — vous aurez à peu près l’épigraphe qui siérait à ce « mémoire de l’accusé. » Si Pierre Clemenceau a voulu faire l’ange, c’est la faute de sa naissance et de son éducation. Fils de la femme plutôt que de l’homme, issu d’un père inconnu et d’une fille séduite qui s’est dévouée à son devoir maternel, il s’est trouvé disposé, dès sa petite enfance, à une adoration véritable, à un culte naïf, respectueux et tendre du sexe qui lui est apparu d’abord comme son tout dans ce monde. Sa première rencontre avec des mâles s’est produite au collège, où sa mère, prodiguant l’honnête gain de ses journées et de ses veilles, l’a placé parmi des enfans riches: l’horreur de leur impureté, de leur brutalité (ces mœurs, hélas! ne sont pas celles d’un collège exceptionnel), la crainte aussi et la haine de leur cruauté (ils savent, au moins vaguement, les petits misérables, ce que c’est qu’un bâtard, ils persécutent ce camarade différent d’eux tous, ils outragent salement le nom de sa mère), autant de causes de répulsion qui le rejettent hors du commerce de l’homme et le contraignent à se replier sur lui-même. Il ne devient pas féroce, quoiqu’il en paraisse capable, un jour, dans une rixe où il manque d’étrangler un de ses insulteurs : — Est-ce la fureur du sang paternel qui a soudain monté à sa tête? — Mais il est consolé, radouci par un homme en robe, l’aumônier, qui lui par le de la Vierge-Mère; et tout ce qu’il a de meilleur en lui se raffine et brûle désormais en élixir mystique. — Et puis, à l’approche de l’adolescence, un hasard révèle à ceux qui s’intéressent à lui qu’il est particulièrement doué pour la sculpture : il se met en apprentissage ou plutôt il s’y jette, quittant ses vilains compagnons d’études classiques pour se consacrer