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À plus forte raison, et quoi que l’on puisse dire des contradictions des historiens entre eux, l’histoire a-t-elle pour objet la recherche de la vérité des faits et des raisons des faits, la reconstitution de ce qui n’est plus, et non pas l’expression de la personnalité de l’historien. Tous les beaux raisonnemens que l’on fait là-dessus tombent d’eux-mêmes en s’appliquant. On peut bien soutenir, en effet, théoriquement, que ce que nous aimons dans un écrivain, c’est lui-même, l’homme qu’il s’y révèle, et bien plus que les choses qu’il dit, la manière dont, en les disant, il se livre à nous sans y prendre garde. Mais on ne peut guère dire que ce que nous aimons dans l’Iliade ce soit Homère, puisqu’il se pourrait qu’il n’eût pas existé ; ni que ce que nous préférons dans Macbeth ou dans Othello ce soit Shakspeare, puisque l’on veut maintenant qu’il s’appelle Bacon. Et quand, au lieu d’Homère ou de Shakspeare, c’est de nos contemporains qu’il s’agit, le paradoxe n’en est plus un, mais plutôt et de son vrai nom une espèce d’impertinence. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Origines du christianisme ou l’Histoire du peuple d’Israël, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’à la personne et au talent de M. Renan : car ce serait dire que ce qu’il a lui-même étudié quarante ans pour nous l’apprendre, nous le savions, ou nous nous en doutions, ou n’en avons que faire, ce qui revient d’ailleurs absolument au même. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Origines de la France contemporaine, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’au seul M. Taine : car ce serait dire qu’il nous importe peu comment on pense d’une révolution au milieu de laquelle nous continuons de vivre : in qua vivimus, movemur et sumus. J’aimerais autant que l’on dît, quand on vient de lire l’Origine des espèces ou la Descendance de l’homme, que l’on n’y a pris d’intérêt qu’à Charles Darwin : ce qui serait dire cette énormité, qu’au lieu d’approfondir pendant un demi-siècle ces problèmes de l’histoire naturelle générale, Darwin, dans sa petite maison de Down, eût tourné des ronds de serviette, il serait tout de même Darwin. Mais si l’on ne peut pas le dire, que signifie alors cette affectation de dilettantisme ? Car à quoi répond-elle ? et ne faut-il pas convenir qu’il y a dans les œuvres autre chose que leur auteur ? un sujet ou une matière en même temps qu’un « homme ? » et quelque chose de plus et de plus grand que cet homme, qui le contient lui-même, l’enveloppe, le dépasse, qui existait avant lui, qui continuera d’exister après lui et qui, conséquemment, ne dépend pas de lui ?

Et c’est pourquoi, dans la critique, nous pouvons bien laisser plus ou moins paraître notre humeur et nos goûts, mais c’est assurément un tort, et la critique n’a pas été inventée pour cela. Si l’on n’avait pas à faire avec la férocité naturelle des amours-propres d’auteurs, et du moment que l’on court le risque de déplaire vivement à un galant