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c’est ainsi qu’à l’imitation du passé, dont la littérature de son temps est en train de périr, il substitue l’imitation de la nature et de la réalité. Mais surtout, parce qu’il s’est fait lui-même, parce qu’il ne doit qu’à lui seul tout ce qu’il est devenu, parce qu’il sent qu’il est maintenant l’égal des plus illustres, il ne voit rien autour de lui de supérieur à lui, ni de « meilleur, » ainsi qu’il le dira dans ses Confessions. Il a le naïf, sincère et profond orgueil du parvenu; sa fortune est son œuvre et son génie est sa créature; il se donne en exemple et se propose à l’imitation. Et comme il est Rousseau, comme ses aventures ne sont pas ordinaires, comme il a, si l’on peut ainsi dire, la personnalité contagieuse et communicative, il reconquiert à l’écrivain le droit de se mettre lui-même en scène, il oblige les lecteurs de la Nouvelle Héloïse à convenir qu’un roman, pour les intéresser, n’a pas besoin d’être autre chose que l’histoire d’une seule passion, il nous fait voir dans ses Confessions que la réalité vaut exactement ce que vaut l’œil qui la perçoit, l’âme qui l’éprouve, la main qui la rend, et ainsi, en même temps qu’il inscrit pour la première fois le roman à la hauteur de la tragédie même, il rouvre à la poésie moderne les sources fermées du lyrisme.

On s’est donné beaucoup de mal pour définir le lyrisme des anciens, mais, quant au lyrisme des modernes, ce qu’il est essentiellement, sinon presque uniquement, c’est, en effet, l’expansion de la personnalité du poète; ou comme qui dirait encore la prise de possession de l’univers par son Moi. En Angleterre, comme en Allemagne et comme en France, c’est de Byron, c’est de Goethe, c’est de Lamartine, c’est de Hugo, c’est de Musset qu’il est vrai de dire qu’il n’y a qu’eux dans leur vers, et que c’est à eux presque uniquement que l’on s’y intéresse. Ils sont eux-mêmes la matière de leurs chants, et nous ne leur en demandons pas davantage. Comparez-les plutôt, pour bien vous en convaincre, à leurs prédécesseurs, à ceux qui se sont avant eux essayé dans le genre lyrique, l’autre Rousseau, Jean-Baptiste, ou Voltaire, ou Racine lui-même, ou encore au XVIe siècle un Malherbe, un Ronsard, un du Bellay. C’est en vain qu’ils sont vraiment poètes; ou, quand ils ne le sont pas, comme Malherbe et Jean-Baptiste, c’est en vain qu’ils sont de très habiles versificateurs, leur inspiration s’épuise ou leur talent s’égare dans des formes vides, et leurs chants manquent d’âme, parce que leur personne n’y est point. Otez au poète le droit de nous entretenir de lui-même, inquiétez-le seulement sur la légitimité de son égoïsme, persuadez lui qu’il y a quelque chose de plus intéressant ou de plus important au monde que ses joies ou ses douleurs, que ses plaisirs ou que son désespoir, vous tarissez en quelque sorte le lyrisme dans ses sources. Si je ne craignais que le mot n’eût l’air d’une raillerie, quoique sûrement il n’en soit pas une, je dirais volontiers que pour faire