à la réalité. Qui se douterait, s’il ne le savait, que l’auteur de l’Amour médecin, de Monsieur de Pourceaugnac ou du Bourgeois gentilhomme, vécut triste et mourut hypocondriaque? qui reconnaîtrait un janséniste dans l’auteur d’Andromaque; et qui verrait dans celui de Bérénice ou d’Esther l’un des railleurs les plus piquans et les plus imprudens de la cour de Louis XIV?
Nous, cependant, nous sommes en train de changer tout cela. Cette tendance de nos auteurs à se mettre eux en scène, la critique l’approuve et l’encourage; ils n’ont pas plutôt laissé, par mégarde sans doute, échapper un aveu, qu’on les invite à faire une confession générale; et, après nous avoir raconté leurs amours, ce ne sera pas la faute de leurs admirateurs s’ils n’écrivent bientôt aussi les Mémoires de leur pituite ou le Journal de leur hydropisie. Montaigne, encore, leur a donné l’exemple, et, depuis lui, Jean-Jacques. N’est-ce pas, d’ailleurs, une distinction que d’avoir la gravelle, ou tout le monde est-il hydropique ?
Et ce sera bien fait, disent les critiques, puisque enfin nous ne savons rien, si ce n’est que nous ne savons rien, ou, si l’on aime mieux, puisque le monde n’est qu’une apparence, la réalité qu’une ombre, et la vie que l’illusion suprême. Il n’y a rien : « quelque terme où nous pensions nous attacher, il branle, et nous quitte, et nous fuit d’une fuite éternelle : » la vérité n’est qu’un mot; la justice n’est qu’un leurre; la beauté surtout n’est qu’un fantôme. Chacun de nous fait à son tour, au même titre, avec les mêmes droits, l’autorité de ce qu’il dit et la vraisemblance de ce qu’il imagine ; il fait la beauté de ce qu’il admire ou de ce qu’il aime. L’individu n’est pas seulement à soi-même son tout, il est un univers et un monde en soi. A quoi donc voulez-vous que nous nous intéressions dans une œuvre? Ce ne sera pas au fond, nous n’en avons que faire, puisqu’il n’y a pas une conception de la vie à laquelle nous ne puissions en opposer une autre, — qui la vaut, — ni seulement une idée dont l’expression, pour être intelligible, ne doive envelopper l’idée de son contraire. Ce ne sera pas davantage à la composition, puisque, supposé qu’il y eût une vérité, la composition que serait-elle, sinon l’art, en arrangeant cette vérité même, de l’altérer pour en faire une séduisante erreur? Ce ne sera pas non plus à la forme ou au style, puisque, indépendamment de l’espèce de déformation ou de mutilation d’elle-même qu’exige toujours une idée pour être traduite par des mots, nous connaissons aujourd’hui le secret de tous les styles, et, pour preuve, au besoin, nous les reproduisons. Vous plaît-il du Victor Hugo? nous en tenons boutique; du Lamartine, du Vigny, du Musset? tout de même, si ce n est que nous rimons mieux qu’eux. Ce sera donc uniquement à l’auteur que nous prendrons intérêt dans son œuvre; à l’image de