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sera-ce pour y apprendre, comme si nous étions, nous, des enfans trouvés, que l’auteur a eu un père, des frères, une famille; ou l’âge auquel il fit ses dents, combien de temps dura sa coqueluche, les maîtres qu’il eut au collège, et comment il passa son baccalauréat? Convierons-nous nos romanciers, comme on faisait naguère nos peintres, à se mirer eux-mêmes dans leurs œuvres, ou s’y dépeindre avec exactitude, pour l’instruction de la postérité ? Et est-ce une tendance enfin que l’on doive encourager chez eux que cette complaisance infinie pour leur notable personne, — sans faire attention qu’elle n’est qu’une forme aussi du plus impertinent dédain pour tout ce qui n’est pas eux?

Si en effet, comme je le disais, nous n’avons, grâce à Dieu, manqué en aucun temps d’épistoliers pour tirer soigneusement copie de leurs lettres, ou d’auteurs de Mémoires pour hypothéquer aux générations le récit de leur vie, il était toutefois entendu jadis que bien loin d’exposer dans ses œuvres sa personne et sa condition, ses particularités ou ses humeurs, — dans celles du moins de ses œuvres que l’on destinait au public, — on devait les dissimuler pour n’y mettre de soi que son talent et ses idées. Même au célèbre auteur des Essais, ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche ne pouvaient pardonner d’avoir rempli de lui les deux tiers de son livre, et, tout chrétiens qu’ils fussent, je ne sais s’ils n’en étaient pas presque plus choqués que de son scepticisme et de sa railleuse incrédulité. Cela leur paraissait inexplicable, encore plus incivil, et je dirais volontiers inhumain, tandis qu’il y avait tant de choses à connaître, de problèmes à étudier, de questions à éclaircir, d’erreurs à combattre ou de vérités à défendre, qu’un tel homme, dans l’un des temps les plus troublés de l’histoire, eût pu vivre ainsi claquemuré dans la contemplation de soi-même, uniquement soucieux de ses affaires, de ses maladies et de son repos. « Le sot projet qu’il a eu de se peindre, » disait énergiquement Pascal, et l’excellent Malebranche ajoutait : « Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous momens comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison. » On sait, d’ailleurs, que, pour les poètes mêmes, c’était alors si peu leur intention de se dépeindre dans leurs œuvres que, la plupart, on est assuré de se tromper si l’on va chercher leur personne dans leurs écrits, et je dis même dans leur Correspondance. Non-seulement on ne retrouve rien dans Andromaque ou dans Bérénice de la vie ni du caractère de Racine, ou rien du caractère ni de la vie de Molière dans Tartuffe ou dans le Misanthrope, mais leurs œuvres, si d’ailleurs nous ne connaissions leur personne, seraient faites pour nous donner d’eux l’idée peut-être la moins exacte et la moins conforme