Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que si d’ailleurs, pour nous justifier de traiter cette question, nous avions besoin d’un prétexte, ou même de raisons et de très bonnes raisons, de raisons très « actuelles, » nous n’en manquerions point. Tout le monde sait en effet que, depuis quelque temps, il n’est bruit partout autour de nous que de Mémoires, de Journaux et de Correspondances. On dirait que nos auteurs, après avoir parcouru le monde, n’y ayant rien trouvé de plus intéressant qu’eux-mêmes, n’imaginent pas aussi qu’il y ait rien de plus curieux pour nous. Et, à la vérité, ç’a été de tout temps un vice bien français que cette manie de faire figure, et de prétendre au moins pour sa personne une estime ou une sympathie que nos contemporains ont eu parfois le mauvais goût de refuser à nos œuvres ou à nos actes. Nous nous complaisons naturellement en nous-mêmes, aussi fiers, ou davantage, de nos défauts que de nos qualités ; nous aimons qu’on sache qui nous fûmes, d’où nous venions, ce que nous pouvions, de quoi nous eussions été dignes en un siècle moins ingrat, et ce que le monde, en nous perdant, ne se douterait pas qu’il eût perdu, si nous n’eussions nous-mêmes pris le soin de l’en instruire. C’est pourquoi, moderne ou ancienne, pas une littérature n’est plus riche en Correspondances, Mémoires et Journaux, — Correspondances un peu de toute sorte, Mémoires de toute condition, si je puis ainsi dire, puisque enfin les plus spirituels peut-être que nous ayons sont d’une femme de chambre, Mlle Delaunay, et les plus éloquens du plus éloquent des laquais : c’est Rousseau. Que dis-je? toutes les autres littératures ensemble sont moins riches en confessions que la nôtre à elle toute seule ; et l’on voit que les étrangers, quand ils veulent ainsi faire à la postérité les honneurs de leur personne, c’est notre langue encore qu’ils choisissent ; — Comme si la vanité de parler de soi s’y déguisait peut-être sous des dehors plus aimables, et que les tours de l’amour-propre, plus variés, y fussent plus délicats qu’en russe, ou moins apparens qu’en allemand. Mais il faut convenir que jamais, à aucune époque, de ces Journaux ou de ces Mémoires, on n’en avait tant vu paraître que dans ces dernières années ou dans ces derniers mois, depuis le Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel jusqu’aux Mémoires de cette petite peintresse de Marie Baskircheff, ou depuis les confessions du trop fameux Jules Vallès jusqu’au Journal de MM. Edmond et Jules de Goncourt. Ceux-ci ont payé pour les autres.

Quelles sont les causes de ce développement maladif et monstrueux du Moi? La recherche en serait assurément curieuse ; mais, aujourd’hui, la question que j’examine est autre et uniquement littéraire : il s’agit de savoir si ce Moi qui jadis passait, selon le mot de Pascal, pour «haïssable, » et qu’il fallait absolument « couvrir, » comme il disait encore, a conquis désormais parmi nous le droit de s’étaler dans sa gloire et de se carrer dans son insolence ? Quand nous ouvrirons un livre,