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l’abjection des autochtones asservis. Partout où l’Espagnol passait comme un vent de colère et de tempête, le vide se faisait, et, sur le sol en friche, les rares survivans erraient affamés et traqués. Conquérir n’est pas coloniser, supprimer n’est pas édifier, et de ces immenses contrées à travers lesquelles l’Espagne a promené son génie destructeur et conquérant, à peine lui reste-t-il aujourd’hui quelques possessions, incertaines comme Cuba, précaires comme les Philippines. Elle a perdu tout le Nouveau-Monde, du Texas et de la Floride au cap Horn, et ce n’est pas à elle qu’ont profité ses conquêtes, le génie d’un Colomb, les prodigieuses audaces d’un Cortez, d’un Pizarre, d’un Almagro, la ténacité d’un Magellan, les vertus d’un Sanvitores. Elle a cherché à se substituer aux races vaincues, non à les élever à elle, à les instruire, à les civiliser. Là où elle a réussi dans son œuvre, elle a vu se dresser devant elle, menaçans et haineux, ses sujets révoltés, et, après des luttes fratricides, elle a vu lui échapper ses plus belles conquêtes. Là où elle avait semé la ruine, elle a récolté la tempête. Les descendans de ceux qui avaient vaincu pour elle se sont armés contre elle ; substitués aux opprimés, ils ont hérité de leurs colères et les ont vengés.

Aux îles Mariannes, on voit s’arrêter le formidable élan de l’invasion espagnole, mais non les découvertes de ses hardis navigateurs. A mille lieues dans l’ouest, à la dernière étape qui nous reste à franchir avant d’aborder le littoral américain, les îles Sandwich dressent, solitaires et ensoleillées, leurs montagnes géantes, leurs cimes neigeuses, leurs cratères énormes. En 1555, don Juan Gaetano, à bord de son lourd galion battant pavillon espagnol, longea lentement ces côtes, releva successivement les principales îles, leur donna le nom de Li Giardini, les îles des Jardins. Y aborda-t-il? Sur ce point, son journal est muet, et les traditions indigènes ne laissent deviner qu’un souvenir confus d’îles flottantes entrevues au large et de terreurs causées par ce spectacle inexplicable.

Ici nous atteignons l’Ultima Thulê de cette race polynésienne dont nous avons essayé de décrire les mœurs et de suivre les migrations successives. Issue du grand archipel d’Asie, elle a suivi, au nord et au sud, deux courans parallèles et distincts. Aux îles Sandwich, elle n’était plus qu’à 700 lieues du continent américain, mais les vents et les flots l’y arrêtèrent et l’y fixèrent. Ce fut son point extrême, ce fut aussi celui où elle s’épanouit librement, où elle atteignit son apogée. Ici, l’histoire se substitue à la légende, l’éclaire et va nous permettre de fixer les traits caractéristiques de cette race qui s’éteint.


C. DE VARIGNY.