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d’une végétation luxuriante, ils vivaient sans peine, riches au sein de l’abondance. Contenues par le respect que leur inspirait Sanvitores, les convoitises des Espagnols se réveillèrent à sa mort. Pour la venger, il ne fallait rien moins que la conquête. La lutte éclata, âpre et furieuse, entre une poignée d’envahisseurs disciplinés et bien armés et 60,000 indigènes, sans autres moyens de défense que des arcs, des flèches et des lances. La guerre lut longue, mais le résultat ne fut pas douteux un instant. Écrasés, décimés, les Chamorros ne se soumirent pas, mais moururent. En 1710, on n’en compte plus que 3,539; en 1741, il n’en restait que 1,816. Rarement pareille dépopulation sévit sur un pays; rarement aussi modifications plus profondes se produisirent chez un peuple dans un aussi court espace de temps. Qui reconnaîtrait, dans le portrait que Sanvitores et ses contemporains ont tracé des Chamorros, les descendans éteints et dégénérés de cette race brillante ? Vifs, gais, intelligens, pleins d’énergie et de fierté, agriculteurs habiles, hardis marins, experts dans l’art de construire et de diriger leurs canots, robustes et de haute taille, les anciens Chamorros, étaient en tout supérieurs aux indigènes des Philippines. Quand le gouvernement espagnol prit des mesures pour arrêter enfin l’œuvre de dépopulation, il était trop tard. Épuisés par la misère et les mauvais traitemens, les survivans n’avaient ni la force de réagir ni celle de se remettre au travail. L’Espagne dut faire venir des Philippines un certain nombre de familles tagales, et repeupler lentement une contrée dépeuplée en quelques années. A peine si l’on compte aujourd’hui 9,000 habitans dans cet archipel autrefois prospère.

Place conquérante, dure à elle-même et aux autres, intrépide et fanatique, la race espagnole n’a jamais été une race colonisatrice. Semblable à ces hardis pionniers de l’Amérique du Nord qui s’enfoncent chaque jour plus avant dans les solitudes du Far-West, détruisant les Indiens, faisant de larges trouées dans les forêts, frayant la voie à la civilisation dont ils sont les enfans perdus, l’avant-garde inconsciente, à laquelle ils n’empruntent que ses moyens de destruction, l’Espagnol du XVe et du XVIe siècle a pénétré dans le Nouveau-Monde et dans l’Océanie comme la cognée dans l’arbre séculaire qu’elle couche à terre. Éblouie par l’éclat et la rapidité de leurs conquêtes, par cette audace inouïe et cette fortune sans pareille qui, de l’Orienta l’Occident, de l’Amérique à l’Asie, faisaient flotter leur drapeau victorieux sur des ruines entassées et des peuples décimés, l’Europe vit longtemps dans l’Espagne, comme plus tard dans l’Angleterre, la puissance colonisatrice par excellence.

L’or cachait le sang, l’éclat de la domination voilait la misère et