Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/422

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

évoquent les images brûlantes et sensuelles de ces compagnes toujours jeunes et belles qui l’appellent et lui ouvrent leurs bras.

Ainsi préparé, le juramentado est prêt à tout. Rien ne l’arrêtera, rien ne le fera reculer. Il accomplira des prodiges de valeur. Dix fois frappé, il restera debout, frappera encore, emporté par un irrésistible élan, jusqu’au moment où la mort le saisira. Avec ses compagnons, il s’introduira dans la ville qu’on lui désigne; il sait qu’il n’en sortira pas, mais il sait aussi qu’il ne mourra pas seul, et il n’a qu’un but, égorger le plus de chrétiens qu’il pourra. Le docteur Montano nous raconte l’entrée dans Tianggi de onze juramentados. Divisés en trois ou quatre groupes, ils franchissent les portes de la ville, pliant sous des charges de fourrage, dans lesquelles ils ont caché leurs kriss. Prompts comme l’éclair, ils poignardent les gardes. Dans leur course folle, ils frappent tous ceux qu’ils rencontrent : Aux cris de : Los juramentados ! les troupes s’arment ; ils se ruent sur elles, le front haut, le kriss vissé à la main. Une grêle de balles éclate; ils se courbent, rampent et frappent. L’un d’eux, la poitrine traversée, se relève et se jette sur les soldats. Transpercé par une baïonnette, il est encore debout, essayant d’atteindre son adversaire, qui le tient cloué au bout de son fusil. Il faut qu’un autre lui casse la tête d’un coup de feu à bout portant pour lui faire lâcher prise.

Quand le dernier a succombé, lorsque dans la rue, vidée par l’épouvante, on relève les cadavres, on constate que ces onze hommes armés de kriss ont haché quinze soldats, sans compter les blessés. « Et quelles blessures, écrit le docteur Montano : tel cadavre a la tête tranchée, tel autre est presque coupé en deux! Le premier blessé qui me tombe sous la main est un soldat du 3e régiment, qui montait la garde à la porte par laquelle sont entrés les assaillans ; son bras gauche est fracturé en trois endroits ; son épaule et sa poitrine sont littéralement hachées; l’amputation paraîtrait le meilleur parti à prendre, mais dans ces chairs lacérées, il n’y a plus de place pour tailler un lambeau. »

On voit combien, sur la plupart des points de ce vaste archipel, la domination espagnole est précaire et nominale. Dans l’intérieur de la grande île de Mindanao, nul contrôle, nulle police. C’est le pays de la terreur, le royaume de l’anarchie et de la cruauté. Le meurtre y est à l’état d’institution. Un bagani, ou homme vaillant, est celui qui a coupé soixante têtes; on en vérifie soigneusement le nombre, et le bagani possède seul le droit de porter un turban écarlate. Tous les datos, ou chefs, sont baganis. C’est le carnage organisé, honoré, consacré ; aussi la dépopulation est-elle effrayante, la misère inénarrable. Les Mandayas en sont réduits à percher comme les oiseaux, mais leurs demeures aériennes ne les mettent pas toujours