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pas égale; elle n’en dura pas moins longtemps, et, tout obscure qu’elle fût, n’en fut pas moins sanglante. De part et d’autre, même bravoure et même cruauté. Il fallut toute la ténacité de l’Espagne pour purger ces mers des pirates qui les infestaient, et ce ne fut qu’il y a douze ans, en 1876, que l’escadre castillane s’embossa devant Tianggi, ce nid des pirates soulouans, débarqua un corps d’armée, cerna les issues, incendia la ville et ses habitans, le port et les esquifs qu’il contenait. Sur ces ruines fumantes, les troupes plantèrent leur drapeau, et les ingénieurs édifièrent une ville nouvelle, protégée par une garnison. Cette fois, c’en était bien fini avec la piraterie, mais non avec le fanatisme musulman, exaspéré par sa défaite. Les juramentados succèdent aux écumeurs de mer.

L’un des traits caractéristiques des Malais est le mépris de la mort. Ils l’ont transmis, avec leur sang, aux Polynésiens, qui ne voient en elle qu’un des phénomènes multiples de l’existence, non l’acte suprême, et y assistent ou s’y soumettent avec une indifférence profonde. Maintes fois il nous est arrivé de voir, étendu sur sa natte, un Canaque, homme ou femme, sans aucun symptôme de maladie, attendant sa fin, convaincu qu’elle approchait, refusant tout aliment, s’éteignant sans souffrance. Les siens autour de lui répétaient : « Il sent qu’il va mourir, » et le soi-disant malade mourait, l’esprit frappé d’un rêve, d’une idée superstitieuse, fissure invisible par laquelle la vie s’écoulait. Lorsqu’à cette indifférence absolue de la mort se joint le fanatisme musulman, qui entrouvre au croyant les portes d’un paradis où les sens exaspérés se détendent en des jouissances sans nombre et sans fin, la soif du trépas s’empare de lui ; elle le jette comme une bête furieuse sur ses ennemis, qu’il poignarde et dont il appelle les coups. Le juramentado tue pour tuer et être tué, pour gagner, en échange d’une vie de souffrance et de privations, l’existence voluptueuse promise par Mahomet à ses sectaires.

Les lois de Soulou font du débiteur insolvable l’esclave de son créancier. Il lui appartient, lui et aussi sa femme et ses enfans. Pour les affranchir, il ne lui reste qu’un moyen : le sacrifice de sa vie. Réduit à cette extrémité, il n’hésite pas, il prête le serment redoutable. Désormais enrôlé dans les rangs des juramentados, il n’a plus qu’à attendre l’heure où une volonté supérieure le déchaînera contre les chrétiens. Cependant, les panditas, ou prêtres, le soumettent à un régime d’entraînement qui fera de lui le fauve le plus redoutable. Ils surexcitent ce cerveau détraqué, ils assouplissent encore ces membres huileux aux reflets d’acier, nerveux comme ceux des félins. Dans leurs mélopées au rythme vibrant, ils lui font entrevoir les sourires radieux des houris enivrantes! A l’ombre des hautes forêts qui tamisent la lueur de la lune, ils