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des traditions peut-être respectables, qui l’empêchent de tirer parti de son sol. Je ne sais si l’heureuse médiocrité vantée par le poète est fort enviable : elle n’est certainement pas le partage des nations modernes. Celles-ci doivent produire le plus possible, afin d’être armées pour la lutte. Si elles s’endorment dans la contemplation d’elles-mêmes, en se laissant bercer par leurs vieux rites, elles sont vaincues d’avance.

Les Serbes commencent à le comprendre : l’esprit du siècle les gagne de plus en plus. Pour les juger, il faut les comparer non pas à l’Europe, qui est pour eux l’avenir, mais à la Macédoine, c’est-à-dire au passé. Entre le dernier village turc et la première station serbe, il y a cent ans d’intervalle, et cependant ces provinces ne sont annexées que depuis dix ans. Matériellement, elles ont peu changé : ce sont les mêmes échoppes, avec leurs auvens de bois, les mêmes constructions grossières, les petits métiers en plein vent, le potier qui tourne sa cruche sous les yeux du chaland, le boulanger qui enfourne devant la voie publique. Mais les hommes ne sont plus les mêmes : il règne dans leur costume un air d’aisance et une recherche des couleurs tranquilles, sur leur visage une assurance et une animation qui ne sentent déjà plus l’Orient. Voici un propriétaire campagnard, grand, bien découplé, portant avec désinvolture, mais sans forfanterie, veste de gros drap marron, ceinture violette, larges culottes et bottes montantes ; il est à la fois vigoureux et simple. C’est un type particulier à la Serbie. Je ne crois pas qu’on trouve ailleurs ce paysan supérieur à son état, exempt d’humilité et d’insolence, presque gentilhomme par les manières et par un don naturel d’élocution, personnifiant avec dignité et modestie l’indépendance reconquise. Près de lui, deux soldats vont rejoindre leur régiment : ils ont la tenue d’été, bonnet de police, costume de toile, capote roulée en sautoir. Leur tournure solide, leur propreté, font plaisir à voir. Le costume européen devient fréquent ; il ne forme point disparate avec ces physionomies graves, intelligentes, un peu tristes dans leur collier de barbe noire. A Leskovacz, nous assistons au débarquement d’un nouveau préfet. Une députât ion de bourgeois et de paysans l’attend sur le quai de la gare. Tout se passe avec un ordre parfait, sans fanfare et sans tapage. Le fonctionnaire présente sa femme et ses enfans ; les délégués viennent tour à tour lui serrer la main et s’en retournent contens. On est en pays libre, au milieu d’une démocratie très forte et très ancienne. Il règne entre les diverses conditions sociales un échange affectueux, une égalité sans effort; les classes gardent le sentiment d’une étroite parenté, peut-être aussi le souvenir de longues souffrances vaillamment supportées côte à côte. Pour mieux dire, il