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plus de bouquets d’arbres que de forêts épaisses, plus de verdure que de solitude, presque autant de pruniers que de chênes, et peu de retraites impénétrables. Il y a de braves paysans qui labourent la terre et emploient principalement leurs fusils contre les lièvres ; enfin juste assez de brigands pour maintenir les bonnes traditions dans quelques cantons reculés, mais pas assez pour gêner la circulation. Cette Serbie moderne, souriante, épanouie, me plaît infiniment plus que l’autre, avec son romantisme et ses horreurs sublimes. Rien n’égale l’opulence naturelle et la beauté tranquille de la vallée de la Morava, qui est l’axe du pays, et qu’on parcourt maintenant d’un bout à l’autre en chemin de fer. Ce sont des nappes de moissons ou de pâturages qui ondulent à perte de vue jusqu’au pied des montagnes. Parfois celles-ci e rapprochent et forment les majestueux défilés de Djep et de Stalatch. Alors les forêts descendent et se mirent dans la rivière ; le ciel d’Orient y jette ses teintes roses ou bleues ; des prairies d’émeraude, des champs de seigle d’un jaune d’or se suspendent à des hauteurs prodigieuses ; des troupeaux de chèvres acajou et de petites vaches grises escaladent des pentes invraisemblables, d’heureux bergers et même des bergères nues comme la main, barbotent dans le fleuve : deux de ces naïades, au passage du train, opèrent un pudique plongeon ; plus loin, ce sont des laveuses fortement retroussées, des pêcheurs en costume d’Adam. Un grave publiciste a remarqué que le sentiment des convenances diminue à mesure qu’on descend le Danube. Mais je laisse à d’autres le soin d’étudier le rapport des mœurs avec le cours des fleuves. Il fait si chaud et la nature est si belle ! Une atmosphère de calme et de sérénité baigne cette églogue, et je pense aux tableaux de Poussin, où des figures peu vêtues prennent leurs ébats le long d’un noble fleuve. Puis la vallée s’élargit de nouveau ; les hauteurs s’écartent respectueusement devant la charrue, et s’éloignent juste assez pour rompre, de leur courbe élégante, la ligne uniforme de l’horizon. C’est plaisir alors de s’asseoir sur la plate-forme du wagon et de sentir les grandes brises brûlantes de la plaine vous caresser le visage, tandis que la lumière intense de Midi étale sur cette terre généreuse un tapis diapré, depuis l’or des premiers plans jusqu’au bleu profond des lointains, avec des taches blanches de moissonneurs.

Cette contrée est certainement plus riche et plus attrayante que les bords du Wardar. Son caractère propre consiste dans la profusion de verdure répandue partout. Cette végétation puissante tient bon contre le soleil d’Orient. Bois-taillis pendus au flanc des ravins, chênes trapus clairsemés sur les collines, morceaux de futaies déjà entamés par la cognée, arbres géans isolés dans la plaine et