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IV.

Entre la vallée d’Uskup et Vranja, dernière station serbe, le terrain n’offre aucune difficulté. Il s’élève par des pentes douces jusqu’à cette ligne indécise qui change la direction des eaux, et que nos géographes avaient la mauvaise habitude de marquer d’un gros trait noir, comme une muraille infranchissable. C’est, au contraire, une région sans caractère, moitié plateau, moitié vallée. On s’aperçoit à peine de la transition, lorsque, sur l’autre versant, on rencontre les eaux de Morava. La compagnie Vitali, chargée d’opérer ce raccordement, s’en est acquittée avec une célérité remarquable. Elle n’avait point à percer de tunnel, ni de viaduc à suspendre dans les airs. Mais il fallait lutter contre la turbulence des habitans, contre l’inertie parfois calculée de la puissance publique : impossible de recevoir à la frontière une pièce de fonte ou une traverse sans l’autorisation du ministère ottoman, généralement peu pressé de donner sa réponse. Cependant la ligne de jonction est aujourd’hui terminée. On n’attend pour l’exploiter qu’un mot du sultan. C’est un modèle achevé de travail consciencieux et solide. On n’aurait pas mieux fait en Normandie ou en Bourgogne. Les stations, spacieuses et coquettes, forment contraste avec les bâtisses grossières du pays. Espérons qu’elles éveilleront chez les indigènes des idées d’ordre, de richesse et de confortable : ils ne voudront pas être plus mal logés que leurs marchandises. Déjà ils sollicitent en masse des postes de cantonniers. Le brigandage va se mettre en grève, et les chefs ne pourront plus recruter leurs bandes. Ces honnêtes Arnautes préfèrent, sans aucun doute, une loge de concierge sur la voie ferrée à « la liberté sur la montagne. »

Le train de régie qui nous transporte à la frontière offre l’aspect le plus pittoresque. Du wagon-terrasse qui me remorque, avec une douzaine d’ingénieurs, j’aperçois une longue file de wagonnets chargés de traverses, de tuiles, d’ouvriers, de femmes et de gendarmes. Les mouchoirs de couleur, les ceintures, les fez, les fusils alternent avec des bois de charpente et des pièces de métal. Autour de moi, l’état-major est silencieux. Les discussions de la veille sont éteintes, comme des lampions le lendemain d’une fête. Chacun pense à sa besogne et fume en regardant les champs de maïs filer dans la brume du matin. La locomotive, une vieille carcasse fort usée, relève de maladie. Tout le monde s’intéresse à sa convalescence, car elle pourrait très bien nous planter là. Chaque fois qu’elle s’arrête, on lui tâte le pouls; le mécanicien a des conciliabules