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Elle risque un œil pour vous voir; mais si vous la regardez, elle relève vivement son voile, avec un geste de pudeur sincère qui n’est pas sans grâce. A sa tournure svelte, à sa démarche légère, vous la pressentez jeune, probablement jolie ; vous insistez : nouvelle éclipse. Remarquez que vous êtes seuls, que, si elle se montrait, aucune langue indiscrète n’irait le dire à son mari. Ne répétez donc pas, comme tant d’autres, que la pudeur des musulmanes n’est qu’un artifice dont elles se débarrassent à la première occasion. Reconnaissez plutôt, dans ces mœurs si différentes des nôtres, une conception délicate du mystère qui doit envelopper la femme; et comprenez enfin que ces mêmes Amantes, si indifférens sur l’entretien des routes, feraient une insurrection si un magistrat de l’état civil soulevait seulement l’extrémité de ce voile. Mais les Turcs n’y songent guère : ils laissent leurs sujets parfaitement libres de cacher leurs femmes ou de les traiter en bêtes de somme. En échange de cette tolérance, on leur passe bien quelques exactions.

Naturellement, ce qu’on rencontre à chaque pas, dans un pays réduit le plus souvent aux conditions de la vie primitive, ce sont des scènes bibliques. Si la grande société est en souffrance, de petites sociétés fleurissent humblement par-ci par-là. Les villages bulgares de la montagne ont un air heureux et prospère. Nous y grimpons par des sentiers scabreux, que les petits chevaux du pays escaladent avec aisance. Nous faisons halte auprès d’une eau vive, sous un immense platane qu’on soupçonnait à peine d’en bas. Des nattes sont étendues là tout exprès pour la commodité des passans. Les maisons, les vergers qui nous entourent, le paysan vêtu de toile blanche qui nous offre à boire, les Rebeccas un peu trapues qui viennent puiser à la fontaine, des marmots sur les portes, des champs bien cultivés et sillonnés de petites rigoles en bois, voilà, dans un pli de montagne, toute une existence simple, calme, bien ordonnée. Ce coin d’Orient n’exhale aucune odeur de pourriture. On nous apporte un excellent café, que nous buvons en écoutant le murmure de l’eau. Là-bas, entre les branches du platane, à travers les trouées de verdure claire, nous apercevons des bouts de plaine brûlés du soleil ; là-haut, les feuilles transparentes ondulent doucement dans l’azur, et l’on voudrait s’éterniser dans le calme de cette retraite, près de cette eau bouillonnante et glacée, parmi ces braves gens qui ont une hospitalité si cordiale, des sentimens si paisibles et de si bon café.

Il faut cependant remonter à cheval et contourner le flanc de la montagne, qui devient tout à coup aride et abrupte. Nous descendons par des pentes tellement rapides que nus chevaux, vus de