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successives : elle garderait celle des soldats de l’islam, tombés dans les luttes du XIVe et du XVe siècle. J’ai été frappe de l’empreinte profonde que ces événemens ont laissée dans la mémoire des Osmanlis. « Voyez-vous ces hauteurs ? me disait un officier. C’est par là que le sultan Mourad a fait passer son armée pour atteindre le plateau de Kossovo. » À l’entendre, on eût dit qu’il s’agissait d’un épisode de la guerre de 1877. Or la marche du sultan Mourad sa victoire et sa mort remontent à l’année 1389. Cette fidélité de souvenir n’a rien de surprenant. C’est là, dans ces montagnes, que les Turcs ont posé les premières assises de leur domination. L’Europe à cette époque était tellement absorbée par ses propres affaires qu’elle ne s’en est point aperçue. Quand elle se réveilla, il était trop tard. Elle vint, sept ans après, se faire vaincre dans la grande bataille, ou plutôt dans le pompeux tournoi de Micopolis ; mais le sort de la péninsule avait été tranché sur le plateau de Kossovo, à quelques lieues d’Uskup.

La tradition populaire procède par raccourcis formidables : elle joue avec les siècles comme avec les années. Un saut de cinq cents ans ne lui coûte rien. Mais, cette fois, elle a raison : ce passé lointain explique seul le présent. La péninsule, avec son enchevêtrement de races, ressemble à un tableau qui manque de perspective lorsqu’on le considère de près. Pour le comprendre, il faut le recul de l’histoire. Que voyait on à la fin du XIVe siècle ? Un empire grec restauré, mais affaibli par l’ébranlement profond du siècle précédent, dépouillé de son prestige auprès des populations vas- sales, et réduit le plus souvent aux murs de Constantinople ; — Les villes grecques du littoral cuirassées de remparts contre les pirates de terre et de mer, et façonnées à l’isolement féodal par le passage de la domination franque ; — un archipel, une Morée, plus qu’à moitié slaves, et subissant, comme les villes dalmates, l’attraction de Venise ; — Cette grande république distraite pour un temps des affaires d’Orient par des guerres malheureuses contre les Génois, hostile d’ailleurs aux Grecs par routine de chancellerie, comme la France du XVIIIe siècle devait l’être à la maison d’Autriche ; — une papauté seule vigilante, combattant sans succès l’indifférence du monde civilisé : voilà ce que distinguaient les contemporains. Il leur était plus difficile d’apercevoir le travail intérieur qui se poursuivait au cœur même de la péninsule : la Bulgarie, mal constituée, mais vivace, toujours vaincue et toujours renaissante, pareille à ces animaux qui n’ont point de centre nerveux bien organisé, mais qui survivent à toutes les mutilations : étendant ses membres démesurés jusqu’au lac d’Ochride et jusqu’aux Carpathes, oscillant entre ses deux extrémités, elle formait encore avec les Valaques cet état hybride que