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lourdement sur les vivans. La place que les premiers occupent est cinq ou six fois plus étendue que l’espace réservé aux seconds. De loin, ces cimetières sans murs et sans monumens ressemblent à des vignobles dont il ne resterait que les échalas. De près, les pierres grises des tombes, dressées à la turque, envahissent les vallons, escaladent les collines, les dépassent et redescendent sur l’autre versant en files pressées. La comparaison qui se présente est celle d’une armée en marche, frappée de stupeur et changée en pierre au moment où elle s’apprêtait à investir la ville : l’illusion est d’autant plus forte, que çà et là des turbans grossièrement sculptés s’élèvent au-dessus de la foule et semblent marquer la place des chefs. Quelques-unes des tombes sont fort anciennes : on les reconnaît à l’énormité du turban, surmonté d’un fez pointu, tandis que les modernes sont petits et carrés. Mais le commun des mortels est confondu dans une égalité démocratique. Le niveau de l’islam a passé sur tout le monde. Il n’accorde aux personnages de condition que l’avantage de quelques pouces au-dessus du vulgaire. On ne voit point ici, comme dans nos cimetières, ces efforts douloureux et risibles d’une vanité posthume qui cherche à écraser le voisin jusque dans la mort. Seuls, les derviches ou les ulémas demeurés en odeur de sainteté ont droit à un monument tout entier. De loin en loin, on aperçoit leurs chapelles, souvent ruinées, sur les points culminans. Ces silhouettes, rehaussées parfois d’une colonnade élégante, reposent les yeux fatigués par la monotonie d’un éternel champ de Carnac. Une telle disproportion entre les saints et le reste des hommes ne dit-elle pas quelle place occupe la religion dans l’esprit de ces peuples ? Et peut-on mieux réaliser la magnifique parole de Bossuet sur les flots qui passent et qui, « après avoir fait un peu plus de bruit les uns que les autres, vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l’on ne reconnaît plus ni princes ni rois? » Nous retrouvons là le caractère des Turcs, cette parfaite négligence et cette haute philosophie, ce respect doublé d’incurie qui ne remuerait pas les ossemens d’un mort, mais qui ne déposerait pas une fleur sur sa tombe; en tout cas, rien de mesquin, peu ou point d’épitaphes menteuses, ni verroteries, ni petites grilles, ni prétentions, ni mièvreries sentimentales ; de sorte qu’au moment de les condamner, on s’arrête et l’on se demande si leur dédain n’est pas supérieur à nos petitesses, si leur insouciance inculte ne vaut pas nos calculs bien étroits et nos sentimens réglés d’après le programme des pompes funèbres.

D’ailleurs, pour les Turcs eux-mêmes, de grands souvenirs planent sur cette vallée de Josaphat. Ils prétendent que la terre, ici, ne s’est pas seulement engraissée de la poussière pacifique des génération