Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il jette un peu de sa lumière sur ce mélange naguère informe ; il fait l’aumône d’un rayon à ce pays que les hommes ont dévasté : soudain une œuvre admirable sort du chaos. La terre se réveille sous cette caresse. Oubliant les misères de l’heure présente, elle déploie des lignes harmonieuses, et retrouve, dans cet adieu du jour, les grâces pénétrantes de sa jeunesse, jusqu’au moment où elle s’endort dans l’atmosphère tiède de la nuit. Nous aussi, nous nous laissons gagner par une impression de calme et de confiance: simple jeu de lumière, direz-vous ? Non, mais vision d’une force supérieure qui pétrit le globe à sa fantaisie et qui peut aussi, quand il lui plaît, rajeunir ou ressusciter les empires.


II.

J’ai consacré quatre jours à Uskup, et je ne les regrette pas. D’abord, s’il est permis de parler des cités comme M. Dumas parle des femmes, cette ville a la ligne, c’est-à-dire que, sous tous les aspects, à toutes les heures, elle s’arrange pour plaire aux yeux. On ne la surprend jamais en flagrant délit de banalité. Assise au pied des montagnes albanaises, au point de rencontre de deux ou trois vallées, coiffée d’une vieille citadelle à tournure martiale, elle est aussi charmante au dehors qu’elle est sale et pittoresque au dedans. Le matin, vue de l’Orient, c’est un bouquet resplendissant d’arbres, de coupoles et de minarets, dominé par les lignes horizontales et rigides des bâtimens de la forteresse. Les toits rouges, les vieux murs d’un jaune doré, les chapeaux en métal à la pointe des minarets, tout brille au soleil et fait saillie sur un rideau de montagnes blondes. Le soir, à l’occident, on ne voit qu’un énorme rocher couronné de murailles, se dressant à pic au-dessus des méandres du Wardar. Çà et là s’allument les feux d’un camp de bohémiens. Un aqueduc d’origine vénitienne charrie encore les eaux de la ville et projette sur l’horizon ses arches de brique et de pierre où croissent les pariétaires. In bout du ciel, un rayon, un pli de la montagne, se découpent et s’encadrent dans chacune de ces courbes hardies, qui semblent grandir à mesure que le jour décline. Un silence imposant plane sur la campagne; les lignes sévères des montagnes, l’aspect du vieil aqueduc rongé par tant de soleils, inspirent une sorte de recueillement, tel qu’on en éprouve dans les lieux qui sont les grands carrefours de l’histoire.

Uskup en est un. Si nous étions disposés à l’oublier, nous n’aurions qu’à regarder la vaste enceinte de cimetières qui entoure la ville. C’est un trait commun à presque toutes les villes turques; mais nulle part peut-être le souvenir des morts n’a pesé aussi