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Je l’admire, cette charité imperturbable qui, dans la crainte d’avoir tort vis-à-vis d’elle-même, commet souvent des erreurs ; mais je ne puis m’empêcher de la plaindre lorsque je vois avec quelle facilité elle se laisse duper et combien il est facile d’abuser de sa sensibilité. Que de fois nous avons vu les passans s’arrêter autour d’un malheureux et faire une collecte en sa faveur ! Si un sergent de ville est là, regardez-le, et au sourire ironique de ses lèvres, vous comprendrez qu’il a ses raisons pour ne pas s’associer à l’émotion générale. Entre vingt exemples qui se pressent dans mon souvenir, j’en citerai un qui s’est produit il y a peu de temps et qui, du reste, était déjà connu sous le nom du « coup du noyé. » On ne le fait guère qu’en été, et pour cause. Le 28 août 1887, un dimanche, à l’heure où la population est nombreuse sur les quais voisins des Champs-Elysées, un homme mal vêtu pousse un cri le désespoir et se jette à la Seine, près du pont de l’Alma. La foule s’amasse, elle voit le malheureux reparaître sur l’eau qu’il frappe de gestes incohérens, et couler encore comme s’il avait plongé. À cet instant, un autre homme, costumé en ouvrier, se précipite à la rivière, nage avec vigueur, saisit le noyé et, à grands efforts, le ramène sur la berge. Tout le monde accourt ; on environne le sauveteur et le noyé. Celui-ci semble sortir d’un évanouissement, et s’écrie : « Qu’as-tu fait ? pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ? je n’ai plus d’ouvrage, et voilà trois jours que je n’ai mangé ! » il se relève et veut s’élancer vers la rivière ; on le retient, il se débat : « Laissez-moi ! laissez-moi mourir ! » Le sauveur intervient ; il fouille dans ses poches, en tire 50 centimes : « Tiens, voilà tout ce qui me reste ; j’en serai quitte pour ne point dîner aujourd’hui ! » Ces deux pauvres gens tombent dans les bras l’un de l’autre et se donnent l’accolade fraternelle des grands dévoûmens. Qui résisterait à un tel spectacle ! Tous les cœurs s’émeuvent, les yeux sont humides, et chacun met la main à sa poche. Les gros sous, les pièces blanches, deux pièces d’or sont donnés à cet infortuné qui est à jeun depuis trois jours. Les deux camarades s’éloignent, se soutenant, à petits pas tant qu’ils sont sur les quais, un peu plus vite lorsqu’ils approchent de Chaillot, lestement dès qu’ils se croient hors des regards. Deux agens de la sûreté, sceptiques par métier et par conviction, avaient assisté aux incidens de l’aventure ; ils suivirent, — ils filèrent, — les acolytes, qui entrèrent dans un cabaret, où les attendait une compagnie d’aspect peu édifiant. On étala sur la table l’argent récolté ; on fit de grands cris de joie, on s’ébroua comme des chiens mouillés pour secouer l’eau du suicide et du sauvetage, puis en riant de la bêtise de « ces brutes de bourgeois, » on commanda « un Balthazar. » Trois heures après, les deux compagnons de bain, encore humides, mais