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L’aumône que l’estropié reçoit est en raison directe de la gravité de son infirmité. Dans les quartiers opulens de Paris, qui sont les seuls que j’aie étudiés de près, la recette quotidienne varie de 10 à 25 francs ; parfois elle s’élève jusqu’à 30 francs, mais c’est là une aubaine exceptionnelle et « sur laquelle, me disait un cul-de-jatte, il serait imprudent d’établir son budget. » Cependant, à quelque heure du jour que l’on mette la main à la poche d’un de ces éclopés, on n’y trouvera jamais plus d’une vingtaine de sous. Cela tient à ce que le mendiant « travaille » rarement seul ; il a un compagnon, le plus souvent une compagne, qui reste en surveillance en face de sa station, et plusieurs fois au cours de la journée vient faire ce que l’on nomme « la collecte, » c’est-à-dire lui prendre, pour la mettre en réserve, la recette déjà effectuée ; acte de prévoyance pour éviter les vols dont les mendians sont fréquemment victimes, mais surtout acte de prudence destiné à dérouter les curiosités de la police, qui sait à quoi s’en tenir à cet égard et ferme volontiers les yeux devant ce péché véniel. Des personnes charitables, craignant pour le mendiant l’entraînement du cabaret, remplacent l’aumône en argent par un de ces « bons de fourneaux » à l’aide desquels on se procure des alimens en certains endroits désignés. Beaucoup de maisons bienfaisantes, de grands magasins, de congrégations religieuses, distribuent, à jours et à heure nommés, ces bons, qui sont dus à l’initiative de la Société philanthropique. Autrefois, les mendians ne les recevaient qu’en rechignant ; ils grommelaient : « Que voulez-vous que je fasse de ce morceau de carton ? Donnez-moi deux sous, j’aime mieux cela. » Aujourd’hui, ils se sont fort radoucis et les acceptent volontiers, car ils en font trafic. Quand un de ces malingreux a réuni trente bons, représentant, pour celui qui les a achetés, une valeur de 3 francs, et au moins une valeur double pour celui qui voudrait les utiliser correctement, il va les vendre à des marchands de vin connus dans le monde de la gueuserie pour en faire marchandise. Trente bons sont payés couramment 16 sous, plus un double petit verre d’eau-de-vie, d’absinthe ou de verjus. L’affaire n’est point mauvaise pour le marchand de vin, chez lequel les 80 centimes sont généralement dépensés et bus ; en outre, il envoie chercher la nourriture par différentes personnes ou à différens fourneaux, afin de ne pas éveiller les soupçons ; il la « raccommode » et la sert à bon prix aux cochers de voiture de place, car leur cabaret est presque toujours voisin d’une station de fiacres. C’est de l’argent placé à gros intérêts : les trente portions achetées par eux 16 sous sont revendues 30 centimes chacune ; et c’est ainsi, sans le soupçonner, que la charité parisienne enrichit certains débitans de boissons.