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ils ne sont point faibles, cependant, et leur musculature est pleine de promesses ; ils le savent, et, pour vaincre les objections que leur apparence fait naître, il n’est ruse qu’ils n’inventent, il n’est simagrée qu’ils n’imaginent. Bien plus simple est l’action de l’infirme, qui se contente d’exposer son infirmité sous les yeux du public. Être manchot, avoir une jambe de bois, c’est être rentier. J’ai entendu, un jour, un balayeur dire à un cul-de-jatte qui se plaignait d’avoir été éclaboussé : « Eh ! va donc ! millionnaire ! » Le mot est exagéré ; mais tout est relatif ; une infirmité qui frappe les regards ouvre bien des bourses et procure une abondance d’aumônes qui équivaut à un revenu régulier. J’ai raconté autrefois que certains aveugles, après avoir fait la saison d’hiver à Paris, à genoux sur un trottoir, montrant leurs yeux laiteux et portant au cou un tableau attendrissant, vont passer l’été à la campagne, dans leur maison, et y vivent comme de bons bourgeois retirés du commerce. L’infirmité est un gagne-pain assuré ; on le sait si bien, qu’il y a des pays où l’on fabrique des infirmes, comme dans la Forêt-Noire on fabrique des horloges qui sont toujours détraquées : c’est un article d’exportation. On s’attache surtout à faire des culs-de-jatte, qui sont très demandés sur le marché de la mendicité. Les principales usines sont situées à La Corogne. Là on choisit de petits Espagnols un peu contrefaits, d’une dizaine d’années, et avec précaution on achève l’œuvre ébauchée de la nature. Boiteux, bancal ou bossu, cela ne suffit pas à émouvoir sérieusement la charité : on prend le malheureux, à l’aide de courroies on immobilise, dans une position déterminée, les membres inférieurs : six semaines, deux mois suffisent à provoquer l’ankylose des articulations ; les jambes, les cuisses s’atrophient, le torse se développe ; on met le monstre dans la boîte à roulettes qui lui servira de véhicule et de lit, puis on l’expédie en France, le bon pays où la sébile des mendians est souvent pleine. La plupart restent dans les départemens voisins des Pyrénées, surtout dans celui de la Haute-Garonne. Quelques-uns viennent à Paris, mais ceux-là s’appartiennent rarement à eux-mêmes ; ils sont aux gages d’un entrepreneur qui les a loués à forfait, les exploite, s’empare de leur recette, les nourrit et les couche, souvent une douzaine ensemble, dans la même charrette sous hangar, côte à côte, comme des veaux liés aux pattes et conduits au marché. Lorsque, sur nos boulevards riches, vous entendez un cul-de-jatte parler un charabia mélangé d’espagnol et de français, soyez certain que vous êtes en présence d’un produit industriel de La Corogne. Le scandale est devenu si grand qu’au mois de mai 1887 le directeur de la sûreté générale au ministère de l’intérieur a lancé une circulaire, — inutile, — pour mettre obstacle à cet abominable commerce.