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manquent désormais au corps total. — Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis. Confiance mutuelle, respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération, patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de cœur et d’esprit, sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable, se sont amorties en eux, faute d’exercice. Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée ; ils sont atteints d’incapacité sociale, et, par suite, d’incapacité politique. — De fait, ils ne choisissent plus leur constitution ni leurs gouvernans : ils les subissent, bon gré ma! gré, tels que l’accident ou l’usurpation les leur donne; chez eux, la puissance publique appartient au parti, à la faction, à l’individu assez osé, assez violent pour la prendre et la garder de force, pour l’exploiter en égoïste et en charlatan, à grand renfort de parades et de prestiges, avec les airs de bravoure ordinaires et le tintamarre des phrases toutes faites sur les droits de l’homme et le salut public. — Elle-même, cette puissance centrale, n’a sous la main, pour recevoir ses impulsions, qu’un corps social appauvri, inerte et flasque, capable seulement de spasmes intermittens ou de raidissemens artificiels sur commande, un organisme privé de ses organes secondaires, simplifié à l’excès, d’espèce inférieure ou dégradée, un peuple qui n’est plus qu’une somme arithmétique d’unités désagrégées et juxtaposées; bref, une poussière ou une boue humaine. — A cela conduit l’ingérence de l’état. Il y a des lois dans le monde moral comme dans le monde physique; nous pouvons bien les méconnaître, mais nous ne pouvons les éluder. Elles opèrent tantôt pour nous, tantôt contre nous, à notre choix, mais toujours de même et sans prendre garde à nous ; c’est à nous de prendre garde à elles; car les deux données qu’elles assemblent en un couple sont inséparables : sitôt que la première apparaît, inévitablement la seconde suit.


H. TAINE.