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électeur lui-même, révocables à la volonté d’un sénat qui, du jour au lendemain, peut les absorber, c’est-à-dire se les adjoindre en qualité de sénateurs, avec 30,000 francs de traitement et un habit brodé[1]. Évidemment, Sieyès n’avait tenu compte ni du service à faire, ni des hommes qui en seraient chargés, et Bonaparte, qui faisait le service en ce moment même, qui connaissait les hommes, qui se connaissait, posait tout de suite le doigt sur les points faibles de ce mécanisme si compliqué, si mal articulé, si fragile. Deux consuls[2], « l’un ayant sous ses ordres les ministres de la justice, de l’intérieur, de la police, des finances, du trésor; l’autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extérieures ! » Mais entre eux le conflit est certain : les voyez-vous en face l’un de l’autre, chacun sous des influences et des suggestions contraires : autour du premier, rien que « des juges, des administrateurs, des financiers, des hommes en robe longue ; » autour de l’autre, rien que « des épaulettes et des hommes d’épée. » Certainement, « l’un voudra de l’argent et des recrues pour ses armées, l’autre n’en voudra pas donner. » — Et ce n’est pas votre grand électeur qui les mettra d’accord. « s’il s’en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, il sera l’ombre, l’ombre décharnée d’un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d’un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie? Comment avez-vous pu imaginer qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions? » — D’autant plus que, pour sortir de ce rôle, la porte lui est ouverte. « Si j’étais grand électeur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et le consul de la paix : « Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l’approuve, je vous destitue. » De cette façon, le grand électeur devient un monarque actif et absolu. — « Mais, direz-vous, le sénat à son tour absorbera le grand électeur. » — « Ce remède est pire que le mal; personne, dans ce projet, n’a de garanties, » partant, chacun tâchera de s’en procurer; le grand électeur contre le sénat, les consuls contre le grand électeur, le sénat contre le grand électeur allié aux consuls, chacun inquiet, alarmé, menacé, menaçant, usurpant pour se défendre : voilà des rouages qui jouent à faux, une machine qui se déconcerte, ne fonctionne plus et finit par se rompre. — Là-dessus, et comme d’ailleurs Bonaparte était déjà le maître[3], on réduisait tous les pouvoirs

  1. Théorie constitutionnelle de Sieyès. (Extrait des mémoires inédits de Boulay de la Meurthe.) Paris, 1866, chez Renouard.
  2. Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 345. (Mémoires.) — Mémorial de Sainte-Hélène.
  3. Extrait des Mémoires de Boulay de La Meurthe, p. 50. (Paroles de Bonaparte à Rœderer à propos de Sieyès qui faisait des difficultés et voulait se retirer.) « Si Sieyès s’en va à la campagne, rédigez-moi vite un plan de constitution; je convoquerai les assemblées primaires dans huit jours, et je le leur ferai approuver, après avoir renvoyé les commissions (constituantes).