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cours pour aboutir au même terme ; deux fois de suite, l’engin théorique et savant de protection universelle s’était changé en un engin pratique et grossier de destruction universelle. Manifestement, si, une troisième fois, dans des conditions analogues, on remettait en jeu le même engin, il fallait s’attendre à le voir jouer de même, c’est-à-dire au rebours de son objet. — Or, en 1799, les conditions étaient analogues et même pires ; car le travail qu’on demandait à la machine n’était pas moindre, et les matériaux humains que l’on avait pour la construire étaient moins bons. — Au dehors, on était toujours en guerre avec l’Europe ; on ne pouvait atteindre à la paix que par un grand effort militaire, et la paix était aussi difficile à maintenir qu’à conquérir. L’équilibre européen avait été trop dérangé ; les états voisins ou rivaux avaient trop pâti ; les rancunes et les défiances provoquées par la république envahissante et révolutionnaire étaient trop vives; elles auraient subsisté longtemps contre la France rassise, même après des traités raisonnables. Même en renonçant à la politique de propagande et d’ingérence, aux acquisitions de luxe, aux protectorats impérieux, à l’annexion déguisée de l’Italie, de la Hollande et de la Suisse, la nation était tenue de veiller en armes ; rien que pour demeurer intacte et complète, pour conserver la Belgique et la frontière du Rhin, il lui fallait un gouvernement capable de concentrer toutes ses forces, c’est-à-dire élevé au-dessus de la discussion et ponctuellement obéi. — De même au dedans, et rien que pour rétablir l’ordre civil ; car, là aussi, les violences de la révolution avaient été trop grandes ; il y avait eu trop de spoliations, d’emprisonnemens, d’exils et de meurtres, trop d’attentats contre toutes les propriétés et toutes les personnes, publiques ou privées. Faire respecter toutes les personnes et toutes les propriétés privées ou publiques, contenir à la fois les royalistes et les jacobins, rendre à 140,000 émigrés leur patrie, et néanmoins rassurer les 1,200,000 propriétaires de biens nationaux, rendre à vingt-cinq millions de catholiques orthodoxes le droit, la faculté, les moyens de pratiquer leur culte, et cependant ne pas laisser maltraiter le clergé schismatique, mettre en présence dans la même commune le seigneur dépossédé et les paysans acquéreurs de son domaine, obliger les délégués et les détenus du comité de salut public, les mitrailleurs et les mitraillés de vendémiaire, les fructidoriens et les fructidorisés, les bleus et les blancs de la Vendée et de la Bretagne à vivre en paix les uns à côté des autres, cela était d’autant moins aisé que les ouvriers futurs de cette œuvre immense, tous, depuis le maire de village jusqu’au sénateur et au conseiller d’état, avaient eu part à la révolution, soit pour la faire, soit pour la subir, monarchiens, feuillans, girondins, montagnards, thermidoriens, jacobins