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point, ou lui désobéissaient. Dans l’instrument exécutif, la lame ne tenait au manche que par une mauvaise soudure; quand le manche poussait, la lame gauchissait ou se détachait. — En second lieu, jamais les deux ou trois moteurs qui poussaient le manche n’avaient pu jouer d’accord; par cela seul qu’ils étaient plusieurs, ils se heurtaient : l’un d’eux finissait toujours par casser l’autre. La Constituante avait annulé le roi, la Législative l’avait déposé, la Convention l’avait décapité. Ensuite, dans la Convention, chaque fraction du corps souverain avait proscrit l’autre : les montagnards avaient guillotiné les girondins, et les thermidoriens avaient guillotiné les montagnards. Plus tard, sous la constitution de l’an III. les fructidoriens avaient déporté les constitutionnels, le Directoire avait purgé les Conseils, et les Conseils avaient purgé le Directoire. — Non-seulement l’institution démocratique et parlementaire ne faisait pas son service et se disloquait à l’épreuve, mais encore, par son propre jeu, elle se transformait en son contraire. Au bout d’un an ou deux, il se faisait à Paris un coup d’état; une faction se saisissait du pouvoir central, et le convertissait en pouvoir absolu aux mains de cinq ou six meneurs. Tout de suite, le nouveau gouvernement reforgeait à son profit l’instrument exécutif et rattachait solidement la lame au manche ; il cassait en province les élus du peuple et ôtait aux administrés le droit de choisir leurs administrateurs ; c’est lui qui désormais, par ses proconsuls en mission ou par ses commissaires résidens, nommait, surveillait et régentait sur place les autorités locales[1]. — Ainsi, à son dernier terme, la constitution libérale enfantait le despotisme centralisateur, et celui-ci était le pire de son espèce, à la fois informe et énorme ; car il était né d’un attentat civil, et le gouvernement qui l’exerçait n’avait pour soutien qu’une bande de fanatiques bornés ou d’aventuriers politiques ; sans autorité légale sur la nation, sans ascendant moral sur l’armée, haï, menacé, discordant, exposé aux révoltes de ses propres fauteurs et aux trahisons de ses propres membres, il vivait au jour le jour ; il ne pouvait se maintenir que par l’arbitraire brutal, par la terreur permanente, et le pouvoir public, qui a pour premier emploi la protection des propriétés, des consciences et des vies, devenait entre ses mains le pire des persécuteurs, des voleurs et des meurtriers.


II.

Deux fois de suite, avec la constitution monarchique de 1791 et avec la constitution républicaine de 1795, l’expérience avait été faite ; deux fois de suite, les événemens avaient suivi le même

  1. La Révolution, III, 62, 591, 625.