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LES
MÉMOIRES D’ERNEST II
DUC DE SAXE-COBOURG-GOTHA

C’est une entreprise délicate pour un prince régnant que d’écrire ses Mémoires. Passe encore s’il laissait à ses héritiers le soin de les publier! Mais il ne résiste pas toujours à la tentation de se voir imprimé tout vif, de donner lui-même son bon à tirer. S’il est de la race des audacieux, s’il a le courage ou l’imprudence de ne ménager rien ni personne, de dire leur fait à ses ennemis et leurs vérités à ses amis, il s’expose aux noires rancunes et il provoque les représailles. Le plus souvent, il se croit tenu d’être fort circonspect. Il ne règne peut-être que sur 1,900 kilomètres carrés, sa résidence est une petite ville de 17,000 âmes, et tout compté, tout rabattu, il n’a que 200,000 sujets. Mais c’est quelque chose que d’être regardé par 200,000 hommes ; tous ces yeux braqués sur lui l’inquiètent et le gênent, il doit sauver son prestige, éviter de se montrer à son peuple dans un déshabillé compromettant. Avant de publier son livre, il le revoit, le retouche, le récrit; il supprime les traits piquans, il émousse la pointe de son crayon, il adoucit les tons crus, il noie ses couleurs, il est avare de son sel et de son poivre, il se retranche dans les mystérieuses réticences. Il oublie que si l’indiscrétion est un grand défaut, elle est la première vertu d’un prince qui écrit ses Mémoires. Faut-il épargner les épices dans un plat de haut goût?

Le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha a pensé qu’on pouvait être à la fois circonspect et piquant. Né en 1818, il a vu bien des choses, il