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comme elle l’entendait. Le ministre de l’intérieur tenait pour le système de la séparation par quartier, qu’avait prôné, en 1853, une circulaire de M. de Persigny. Mais la préfecture de police avait conservé pour le système cellulaire de secrètes tendresses. Il en résulta une transaction, et la Santé devint une maison à double fin, mi-partie prison cellulaire, mi-partie prison en commun ; je devrais même dire à triple fin, car le quartier en commun est aménagé de telle sorte qu’on y pratique à la fois le système de la promiscuité de jour et de nuit et celui de l’isolement pendant la nuit avec le travail en commun pendant le jour. Ce monument d’incohérence et de contradiction a coûté 8 millions. Aussi, tandis qu’on peut espérer de voir Saint-Lazare et Sainte-Pélagie disparaître prochainement devant la réprobation générale, il faut s’attendre, au contraire, à voir la Santé triompher des siècles par sa durée : durando rincere sœcla. Et cependant le quartier commun de la Santé ne vaut guère mieux, au point de vue moral, que Sainte-Pélagie ou la Grande-Roquette. A quoi sert, en effet, d’isoler les détenus pendant la nuit, si on les laisse communiquer librement pendant le jour? Ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, l’isolement pendant la nuit n’a de raison d’être que si, pendant le jour, une discipline sévère prévient toute communication entre les détenus. Mais si on les laisse vaguer librement pendant le jour, à quoi bon les isoler pendant la nuit? Or, c’est le cas à la Santé, comme à Sainte-Pélagie, comme à la Grande-Roquette : un bon tiers des détenus sont inoccupés dans les préaux, causant et fumant à leur aise, sans être astreints à aucun travail. Il est même inouï, disons-le à ce propos, que le cahier des charges de l’adjudicataire des travaux soit rédigé de telle sorte qu’il lui soit loisible de faire travailler ou non les détenus suivant qu’il y trouve son profil commercial. Le travail fait, pour les détenus, partie de la peine, et on ne saurait admettre que cette peine change de nature et devienne plus ou moins sévère suivant qu’un entrepreneur y trouve ou non son intérêt. Quant à la séparation par quartiers et par catégories qu’on s’efforce d’établir entre les détenus suivant qu’ils ont été condamnés pour mendicité, vagabondage, délits contre les mœurs ou vol, etc., c’est une mesure assez illusoire, car il s’en faut que, moralement, ces catégories soient aussi distinctes qu’elles le peuvent paraître dans un règlement de prison. D’ailleurs, ces catégories débordent les unes sur les autres, et lorsqu’un quartier est encombré, le trop-plein en est évacué sur le quartier voisin, au mépris des catégories. Ajoutons que tous les détenus du quartier commun ne sont pas isolés pendant la nuit; en plus des cinq cents cellules dont j’ai parlé, il y a quatre grands dortoirs communs qui sont toujours pleins et sur lesquels aucune surveillance n’est exercée