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à cette anarchie, du moins en théorie et en ce qui concerne le régime des prisons départementales. Cette loi dispose que les prévenus, les accusés et les condamnés correctionnels à un an ou moins, et les condamnés correctionnels à plus d’un an qui en feront la demande, seront soumis au régime de la séparation individuelle, c’est-à-dire, pour parler sans périphrase, mis en cellule. C’était une innovation importante, qui marquait date dans l’histoire pénitentiaire de notre pays ; car, pour la première fois, une disposition législative venait soumettre les détenus à un régime inspiré par des considérations théoriques et rationnelles. Mais, en fait, cette loi n’a reçu qu’une application très incomplète, et sa mise à exécution a été paralysée par une difficulté dont ce que j’ai dit tout à l’heure à propos de la propriété des prisons départementales peut faire pressentir la nature. Pour que la loi du 5 juin 1875 pût recevoir même un commencement d’exécution, le concours des départemens était indispensable, puisque ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. En vain l’état leur offrait-il une subvention égale au tiers de la dépense : ils firent la sourde oreille à cette proposition alléchante, et franchement il n’y a pas lieu de s’en étonner beaucoup. Les départemens sont personnes très positives, que les considérations philanthropiques et sentimentales affectent très peu. Les routes, les chemins de fer d’intérêt local, voilà l’objet légitime de leurs préoccupations. Passe encore pour l’instruction et les écoles normales, puisque c’est la mode du jour; mais quand on vient leur proposer de dépenser plusieurs centaines de mille francs pour transformer les conditions dans lesquelles un certain nombre de gredins (style de conseiller-général) subissent leur peine, la proposition les met de fort mauvaise humeur, et ils opposent de toutes les formes de la résistance celle qui est la plus difficile à vaincre : l’inertie. Depuis que la loi de 1875 est exécutoire, c’est-à-dire depuis douze ans, il n’y a eu que quatorze prisons qui aient été construites ou adaptées en vue du régime cellulaire[1]. A ce train, il faudra plus de trois cents ans pour que la transformation des prisons départementales soit complète. Ce n’était pas seulement pour les siècles futurs que les auteurs (dont je suis pour mon humble part) de la loi de 1875 entendaient travailler. Ils n’avaient surtout pas prévu une conséquence assez inattendue de leur œuvre : c’est qu’elle rendrait la situation plus fâcheuse encore. En effet, l’administration pénitentiaire se refuse avec raison, la loi à la main, à donner son approbation à aucun plan non-seulement de reconstruction, mais

  1. A ces quatorze prisons qui contiennent seize cents cellules, il en faut ajouter sept qui sont en cours d’exécution et seize dont les plans de reconstruction ou d’appropriation sont soumis à l’approbation du ministre de l’intérieur.