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l’individu arrêté ses nom et prénoms, et à lui faire connaître la nature de l’inculpation dirigée contre lui. Cette formalité accomplie, il est en règle avec la loi et peut rester ensuite six mois ou un an sans l’interroger, si tel est son bon plaisir, sans que l’inculpé, qui par-dessus le marché peut être mis au secret et privé d’un défenseur, ait le moyen légal de protester contre cet oubli, volontaire ou non. C’est la conséquence extrême du secret de l’instruction et du pouvoir discrétionnaire laissé au juge. En fait, je suis loin de prétendre que les choses se passent ainsi, et que les magistrats français procèdent avec cette insouciance. Mais il faut convenir que, parfois, l’instruction de certaines affaires est singulièrement lente. Cela signifie peu de chose de dire, comme le fait la statistique criminelle, que sur cent affaires il y en a soixante-dix où les juges d’instruction rendent leurs ordonnances dans le mois du réquisitoire introductif d’instance, si l’instruction des trente autres affaires s’éternise indéfiniment. Cette lenteur s’explique, à Paris en particulier, par l’insuffisance du personnel chargé du service des instructions; mais peut-être, à cette explication, en faut-il ajouter une autre : c’est que, par amour du bien-faire et pour diminuer autant que possible la part de l’imprévu dans les débats publics, les juges d’instruction polissent un peu leur œuvre comme on polirait une œuvre d’art, et veulent la porter au dernier degré du fini et de la perfection. Ajoutez à cela le souci de la rédaction de l’acte d’accusation, qui incombe aux magistrats du parquet, et à laquelle, surtout dans les causes destinées à demeurer célèbres, quelques-uns s’appliquent avec autant de coquetterie qu’un romancier en mettrait à écrire une nouvelle. Tenez compte, enfin, que, dans cet immense Palais de Justice, on n’a trouvé moyen de loger qu’une seule cour d’assises, de telle sorte qu’il y a des accusés dont l’affaire est parfaitement en état et qui attendent leur tour faute d’un endroit pour être jugés, et vous arriverez ainsi à comprendre que beaucoup d’affaires où le crime est flagrant, la culpabilité avouée, et qui pourraient être jugées en huit jours, attendent des semaines et des semaines avant d’être portées à l’audience ; que d’autres, plus compliquées et plus obscures, se prolongent pendant des mois sans arriver à un dénoûment. On m’a signalé une fois à Mazas un individu dont l’instruction durait depuis neuf mois et n’était pas encore terminée.

Quoi qu’il en soit de ces réflexions, la situation et la dénomination légales de l’individu écroué sous mandat d’arrêt ou dépôt changent au cours des diverses phases à travers lesquelles peut passer l’instruction de son affaire; s’il est inculpé d’un simple délit et si le juge rend une ordonnance qui le traduit devant le tribunal correctionnel, il devient prévenu; s’il est inculpé d’un crime et si le