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aride et va porter ailleurs sa rosée féconde. En vain les cultivateurs lui tendent les bras: ils sentent un instant la fraîcheur de la nuée, mais elle s’en va; et ils l’implorent encore qu’ils ne la voient déjà plus.

Non, peuple de Salonique, votre richesse future ne gît pas principalement dans ces lointaines provenances; elle est plus près de vous, sous votre main. Comme dans la fable, remuez votre sol, ou du moins que vos frères le remuent pour vous ; au lieu d’un trésor tombé du ciel, vous aurez un revenu solide et assuré. Pour devenir les courtiers de l’Europe, soyez d’abord ceux de la péninsule des Balkans. Que ces magnifiques contrées, si riches autrefois et si peuplées, sortent de leur engourdissement; qu’elles travaillent et produisent, et vous grandirez avec elles. Avant d’être international, il faut être de son pays. Marseille a derrière elle la France; Gênes a l’Italie; Trieste a l’Autriche ; et si Liverpool n’avait pas Manchester, ce port ne serait pas devenu l’entrepôt du monde. Je sais bien que votre domaine est disputé, livré aux querelles des hommes, et qu’il ne dépend pas de vous d’unir toutes ces races dans un effort commun. Mais le monde est mené par une certaine force des choses, — on disait autrefois par un ordre providentiel, — qui se joue des congrès, et qui se plaît à démolir les barrières inventées par les diplomates. La nécessité de manger, et pour cela de vendre et d’acheter, est une des formes les plus élémentaires de cette force irrésistible. Comme cette nécessité se reproduit tous les jours, elle triomphe à la longue d’une autre loi de fer, d’après laquelle il n’est rien de plus noble que de s’entre-tuer les uns les autres. Derrière les rivalités ardentes, les conflits et les guerres, la civilisation poursuit son travail souterrain. Voyez ce chemin de fer, dont personne au dernier moment ne voulait, ni les Serbes, qui le trouvaient trop cher; ni les Autrichiens, qui redoutaient l’invasion des produits anglais: ni les Turcs, qui appréhendaient avec plus de raison les visites de leurs bons alliés d’Europe : on l’a construit cependant, et, si invraisemblable que cela paraisse, on l’ouvrira. Il est pour vous, gens de Salonique, l’instrument, le symbole et le gage de la résurrection de votre péninsule.

Donc, la meilleure manière de mesurer votre avenir est de prendre le train pour remonter de proche en proche jusqu’au Danube, en suivant le cours du Wardar et de la Morava.