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Marseille est à peu près quatre ou cinq fois plus riche que celui d’Autriche. lequel coûte environ deux luis moins. Cependant les indigènes préfèrent le dernier ; ils sont encore incapables de comprendre que payer deux fois plus cher un produit cinq fois plus utile, est l’acte d’un bon père de famille. Laissons agir le temps, qui est un grand instructeur, mais ne nous endormons point. On ne demande pas à nos négocians d’être moins honnêtes, seulement d’être plus actifs et plus entreprenans ; dès lors on leur répond du succès[1].

Il suffit d’ouvrir une carte pour comprendre que l’avenir de Salonique réside dans le long ruban ferré qui la rattachera bientôt à l’Europe centrale par Belgrade, Pest et Vienne. Déjà les grandes compagnies maritimes escomptent cet espoir de transit. On annonce que la compagnie anglaise de la malle des Indes se dispose à quitter Brindisi. Nos messageries ne restent pas en arrière : elles bâtissent un palais sur le quai de Salonique. Des capitalistes sont en instance auprès du gouvernement turc pour obtenir la concession d’un quai en eau profonde. Ils ont même la singulière idée de construire un môle dans une rade parfaitement abritée, sans doute parce que cette ceinture de pierre constitue à leurs yeux la parure indispensable d’un grand port. Il serait plus pratique de procéder sommairement à l’américaine, et d’installer, comme à New-York ou comme dans les docks de Londres, des estacades en bois perpendiculaires au rivage, formant autant de bassins séparés, où les navires peuvent accoster et décharger sans encombre. Avec quelques dragages, ces bassins seraient accessibles aux navires du plus fort tonnage. Qu’on se décide pour la pierre ou pour le bois, il faudra bientôt dire adieu à ces beaux quais d’aspect vénitien. Il me semble déjà entendre le bruit des wagonnets et respirer la poussière de charbon. J’ai besoin d’appeler à mon aide, pour prendre mon parti de cette vilaine métamorphose, les raisonnemens abstraits et les chiffres dont les économistes sont prodigues.

Parmi ces raisonnemens, il en est un cependant que je prendrai plaisir à confondre. On suppose volontiers que la fortune d’un port sur la Méditerranée est liée au passage de la malle des Indes. Quand on perça le Mont-Cenis, Marseille se crut perdue et jeta les hauts cris : c’en était fait de son antique splendeur, laquelle, comme on sait, date des Phocéens, puisque cette fameuse malle allait

  1. Un homme de science et d’esprit, M. Emile Burnouf, a étudié ici-même (Revue du 15 octobre 1887) les conditions du commerce français dans le Levant. Ce travail abonde en remarques judicieuses. Mais l’auteur, dans l’admiration qu’il professe pour les ordonnances de Colbert, et dans l’amertume de ses regrets pour notre prépondérance perdue, oublie que ce siècle appartient à la libre concurrence, et qu’il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de suppléer à l’initiative privée.