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Hellènes ici, et par conséquent une philosophie, des arts, au temps où les bandes turques erraient encore sur les plateaux de l’Asie centrale, et lorsque les Francs n’étaient point sortis des forêts de la Germanie. Je lâche de démêler dans leurs traits l’hérédité d’un sang illustre; mais on y perdrait sa peine. Les premiers, ils ont adopté le costume européen, qui leur ôte, au moins pour les yeux, toute nuance d’originalité. Leur goût, franchement moderne, se comprend très bien : la tradition qu’ils invoquent est si reculée qu’elle ne peut s’exprimer par aucun signe visible. On ne les conçoit pas portant le pallium grec ou la toge romaine. Toute leur force réside dans des abstractions : lies souvenirs, une langue, une religion. Ils ont senti que la meilleure manière de se distinguer des groupes voisins était de se donner à l’Europe corps et âme. De plus, ils ont sans cesse les yeux tournés vers Athènes : n’étant ni assez nombreux ni assez puissans pour se faire une place à part dans l’empire turc à l’exemple de leurs cousins germains les Phanariotes, ils ont mis toutes leurs espérances dans le jeune royaume. Cette poignée de Grecs, dont le plus grand nombre appartient au moyen commerce, n’attend rien du sultan. Ils deviennent ainsi, pour la « grande idée, » un instrument fort actif de propagande, précisément parce qu’ils n’ont pas sujet d’être très satisfaits de leur sort. Toujours est-il que cette partie de la population repose la vue par un air de propreté et de bonne humeur. Soit effet du hasard, soit touchante réminiscence, leurs habitations sont principalement groupées autour de la Sainte-Sophie de Salonique, aujourd’hui transformée en mosquée. Aux fenêtres, on aperçoit de gracieux visages féminins, des minois éveillés du plus pur XIXe siècle. Hommes et femmes semblent exempts de cette torpeur majestueuse qui est le calme des Orientaux. Mais, malgré leurs dons naturels, ils ont dû reculer devant la vertu prolifique et l’activité tenace des Israélites. Le Juif et le tirée ont beaucoup d’aptitudes communes : dès lors, on se demande s’ils peuvent subsister côte à côte et exploiter concurremment le même domaine. Le mot de Juvénal :


Græculus esuriens ad cœlum jusseris, ibit,


est encore plus vrai des Juifs. Lorsque la nature a doté presque également deux êtres pour la même tâche, l’un doit éliminer l’autre; et ce n’est pas toujours l’espèce la plus noble qui l’emporte, mais la plus résistante, la plus souple et la plus féconde. Autrement je ne puis comprendre comment Salonique, de grecque qu’elle était jadis, soit devenue un petit Israël.