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ville où les musulmans tiennent en apparence si peu de place. Nulle part, peut-être, les mosquées ne sont aussi facilement accessibles. Dans l’une d’entre elles, on montre le tombeau d’un saint chrétien. Toute l’année, les orthodoxes sont autorisés à y faire leurs dévotions : exemple remarquable de tolérance que les chrétiens ne suffiraient pas. Imaginez un instant qu’une de nos églises catholiques d’Orient renfermât le tombeau de quelque derviche, et qu’un permit aux musulmans d’y faire leurs génuflexions! Cependant cette même ville a vu, en 1876, notre consul assassiné par des fanatiques aux pieds d’un gouverneur impuissant ou complice. De pareils actes de sauvagerie démontrent la fragilité de l’équilibre maintenu par la conquête ottomane : les haines de race et de religion ne sont qu’assoupies; il suffit d’une étincelle pour les rallumer. Musulmans et chrétiens, rapprochés par des relations quotidiennes, ne peuvent pas toujours se dévorer ; mais, au fond, les esprits n’ont point avancé d’une ligne. Si l’on est forcé de se supporter, les motifs de s’égorger subsistent. Il convient d’ajouter, sans vouloir justifier cette scène affreuse, que notre consul s’était compromis inconsidérément, dans l’intérêt de la religion orthodoxe, dont il n’avait pas la protection, à la suite d’une bagarre où les chrétiens s’étaient donné les premiers torts, et pour une jeune fille qui n’était pas Française. Cette jeune personne. Grecque ou Bulgare, parfaitement oubliée aujourd’hui, s’était prise d’une belle ardeur, moins pour le culte du prophète que pour un beau musulman. Cela se voit, paraît-il, tous les jours; on change ici de religion avec une facilité prodigieuse, sauf à se convertir de nouveau quand on est blasé. Personne, en général, n’y prête la moindre attention. Cette fois, la communauté grecque, sur les cris de la mère, se montra moins accommodante, et voulut s’opposer de vive force à la conversion de la jeune fille. Celle-ci arrivait par le train, enveloppée dans un feredjé tout neuf. Une bande de chenapans profondément orthodoxes, poussée peut-être par quelque amant jaloux, l’attendit à la gare, lui arracha son voile, et s’empara de sa personne. Les musulmans, convoqués en toute hâte, s’assemblèrent dans les principales mosquées; les têtes s’échauffèrent, et c’est au plus fort de l’effervescence que notre infortuné consul, M. Moulin, prenant en main la cause de cette femme qui ne voulait point être protégée, alla se jeter, comme on dit, dans la gueule du loup. Il se rendu dans une mosquée avec le consul d’Allemagne pour haranguer la foule. On lui répondit qu’il ne sortirait pas vivant si les Grecs ne rendaient pas la fille; et comme à quatre heures rien n’était arrivé, les deux otages furent massacrés sur place. M. Moulin mourut en héros et en martyr, mais il est permis de dire qu’il n’avait point agi en diplomate. On m’a affirmé que, parmi les auteurs